5 Octobre 2020
Après mon voyage surprise à Paris, la découverte des coucheries de Jérém avec des nanas « pour faire comme ses potes » et une mise au point au cours de laquelle il m’a proposé une relation de couple libre, je suis rentré à Bordeaux comme un zombie. La deuxième partie du voyage a été quelque peu égayée par les retrouvailles avec Benjamin.
Jérém m’a appelé quelques jours plus tard pour prendre des nouvelles ou pour apaiser sa conscience. Je me suis montré distant, agacé. Malgré les efforts, je n’arrivais pas à accepter l’idée que Jérém puisse coucher ailleurs. Je ne voulais pas non plus coucher ailleurs. J’avais trop peur de le perdre, de me perdre, de nous perdre.
Mais j’ai fini par accepter cette histoire de couple libre. Parce que j’ai enfin compris que pour l’instant Jérém ne peut pas me proposer mieux. Parce que j’ai compris qu’il fait ça à contrecœur et que ça lui coûte autant qu’à moi. Parce que je n’ai pas le choix. Parce qu’il n’a pas le choix.
Oui, j’ai réalisé que je pouvais faire l’effort d’accepter tout ça. Mais à la seule condition de voir Jérém plus souvent qu’il ne me le propose. J’ai essayé de lui expliquer cela lors d’un coup de fil. Mais Jérém m’a répété que ce n’était pas possible pour le moment. J’ai insisté, et Jérém a fini par me dire que notre relation était trop difficile à gérer. Et que le mieux ce serait de faire une pause. Une pause que, sur le coup, je vis comme une rupture.
Mardi 4 décembre 2001
Le lendemain de ce coup de fil désastreux, je me réveille vers 10 heures. Et encore, je ne me réveille que parce que Denis vient taper à ma porte. En fait, je n’ai pratiquement pas dormi de la nuit. J’ai fini par tomber d’épuisement au petit matin.
« Nico, tout va bien ? ».
« Oui, oui, ça va, j’ai juste de la température » je prétexte pour avoir la paix.
« Ah ok, Albert et moi on s’inquiétait de ne pas te voir partir en cours ».
« C’est gentil, mais ça va aller ».
« Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas ».
« Merci ».
Maintenant que je suis réveillé, je passe à la douche, je prends mon café, je m’habille. J’accomplis tous ces gestes machinalement, sans aucune motivation. Ce matin, j’ai l’impression d’être comme mort à l’intérieur.
Je prends ma sacoche de cours mais je n’ai aucune envie d’aller à la fac. Je tombe de fatigue et je n’ai envie de rien. Je sens que ce coup de fil, cette « pause », toute cette histoire vont affecter ma vie, mon sommeil, mes partiels, mais tant pis. Aujourd’hui, je n’ai vraiment pas le cœur à ça. Pas après avoir dormi une poignée d’heures d’un sommeil entrecoupé de réveils inquiets. Non, ce n’est pas la peine d’aller en cours si c’est pour être complètement ailleurs ou m’endormir sur un banc. Je n’ai pas envie non plus de répondre aux questions que mes camarades ne manqueront pas de me poser en voyant ma tête.
Je passe la journée à me balader au bord de la Garonne, les écouteurs de mon baladeur vissés dans mes oreilles. Quelques jours plus tôt Raphaël m’a parlé de son admiration pour la carrière solo de Paul McCartney. Je suis passé à la Fnac dans la foulée, j’ai acheté quelques cd que j’ai compressés et chargés sur mon baladeur.
Album après album, je découvre une œuvre dense, riche. L’ambiance intime, la lenteur et la tristesse qui se dégagent de certains morceaux comme « Waterfall », « Summer day’s song », « One of these days », « Every Night » ou encore « Singalong Junk », épousent parfaitement la lenteur et la tristesse dans lesquelles ma vie s’embourbe chaque minute un peu plus.
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
« Peut-être qu’on devrait faire une pause ».
Ses mots tournent en boucle dans ma tête, comme un écho inépuisable. Ils me hantent. A chaque fois qu’ils repassent dans ma tête, je ressens une douleur atroce, comme si on me poignardait encore et encore. Une douleur mêlée à un sentiment de profonde injustice, la violente injustice qu’est la distance imposée par l’être aimé, le déchirement de chaque instant entre le désir d’être avec lui et l’impossibilité à l’assouvir. J’ai l’impression d’être comme enfermé dans une cage, et qu’on me prive cruellement de la liberté d’aller à la rencontre de mon bonheur. J’ai beau gigoter, rien ne changera désormais mon avenir de tristesse et de solitude.
Pourquoi me fais-tu ça, Jérém ? Pourquoi as-tu oublié les promesses de Campan ? Elles étaient si belles, si fortes, si intenses. Où sont-elles passées désormais ?
J’ai trop attendu. Peut-être que si je l’avais appelé plus tôt, tout ça se serait passé autrement. Pourquoi j’ai attendu si longtemps ? Certainement parce que je craignais que ça se termine de cette façon. Ou alors, à cause de mon amour propre. Peut-être qu’inconsciemment je me suis souvenu des paroles de Stéphane, qui m’avait dit un jour : « veille à tout donner mais à ne pas tout accepter par amour », et « ne laisse pas les autres choisir pour toi ». Parfois, l’amour propre est mal placé et nous mène à faire des choix à la con.
Je me disais que pour accepter le deal proposé par Jérém j’avais besoin d’une contrepartie. J’avais besoin de sentir que j’avais mon mot à dire dans notre relation et que je ne fais pas que la subir comme je la subissais au début lorsque Jérém m’envoyait des SMS lorsqu’il voulait baiser.
Et pourtant, j’aurais dû être plus lucide. Ma relation d’aujourd’hui avec Jérém n’a rien à voir avec celle que nous avions quand il habitait rue de la Colombette. J’aurais dû faire peser davantage dans la balance ce que Jérém m’a dit et répété plusieurs fois : qu’il tient à moi, que je suis spécial à ses yeux. J’aurais dû repenser à ses larmes à la gare, une image plus explicite que mille mots.
Jérém sait qu’il m’en demande beaucoup, mais il a probablement été déçu que je ne comprenne pas assez sa situation. Je pense qu’il attendait quelque chose de ma part, que je montre plus fort, plus compréhensif, plus à l’écoute de ses problèmes.
Mon coup de fil est venu trop tard, et il est devenu quelque part un geste maladroit. Jérém a dû interpréter mon long silence comme la preuve d’une souffrance insurmontable chez moi. Ma condition de se voir plus souvent a dû sonner à ses oreilles davantage comme l’aveu d’une détresse, plutôt que comme une demande légitime. Et ça a dû lui faire peur.
Je n’aurais pas dû insister pour le revoir à Paris. A Paris il ne pourra jamais être lui-même, c'est pour ça qu'il ne tient pas à ce que j’aille le voir. Noël n’est plus bien loin, j’aurais pu attendre. J’aurais dû savoir attendre.
Entre midi et deux, je reçois un coup de fil de Monica. Elle m’appelle pour avoir de mes nouvelles. Elle s’inquiète de ne pas me voir en cours. Ça me touche que ma copine se fasse du souci. Mais je n’ai pas du tout envie de parler de ce qui m’arrive, même pas avec elle, et surtout pas par téléphone. Hier soir j’en avais envie, j’étais dans l’urgence d’apaiser ma souffrance. Mais aujourd’hui, je suis terrassé par cette souffrance. Et en parler est au-dessus de mes forces. Je ressors le prétexte de la température et de la fatigue pour avoir la paix.
En rentrant en fin d’après-midi, je passe par le centre-ville. L’espace urbain, rues, commerces, immeubles, commence à être bien grimé en Noël. Soudain, je réalise que le réveillon, c’est dans trois semaines à peine. La pression psychologique des fêtes de fin d’année monte en puissance chaque jour un peu plus. Au fur et à mesure que le 24 approche, tout semble nous pousser, nous inviter, nous imposer d’être heureux, de faire la fête, et de claquer un maximum de ronds. Je n’ai jamais été très sensible à l’ambiance de Noël. Et cette année, alors que je viens de me faire « larguer » à trois semaines du réveillon, ça ne va pas s’arranger.
Une seule chose me touche dans le packaging indigeste de Noël. C’est la musique. Il y a de très bonnes chansons de Noël. Je pense à « Last Christmas », terriblement prémonitoire du dernier jour de son auteur. Je pense à « Happy Xmas » de Lennon, à « Let it snow » de Dean Martin, « Oh holy night », « Silent night » et d’autres.
Parmi ces indémodables, une chanson tient une place particulière dans mon cœur. Elle est sortie le Noël de mes 12 ans. C’était un Noël heureux, le dernier grand repas de famille, le dernier avec mes grands-parents. Et cette année-là, la radio ne cessait de diffuser, comme aujourd’hui les enceintes à l’extérieur d’un magasin de fringues la diffusent, une chanson aux couplets simples, mais qui parlent à mon cœur à la fois nostalgique et blessé.
Je ne veux pas beaucoup de choses pour Noël
Il y a seulement une chose dont j'ai besoin
Je me fiche des cadeaux
Sous le sapin de Noël
(…) Fais que mon vœu se réalise
Non, pour Noël je ne veux pas de cadeaux. Tout ce que je voudrais, c’est mon Jérém, le Jérém de Campan.
Je rentre à mon appart sur le coup de 18 heures. Albert et Denis sont en train de manger, ce qui me donne un prétexte pour juste leur dire bonjour sans m’attarder. Je n’ai pas envie de leur montrer ma détresse, ni de leur parler de la « pause ». J’ai juste envie de rentrer chez moi et d’essayer de dormir.
Mais c’est sans compter avec leur perspicacité et leur bienveillance.
« Tu restes manger Nico » fait Albert
« Non, merci, je n’ai pas trop faim et… ».
« Je ne crois pas que c’était une invitation » fait Denis.
« Non, c’est une injonction » ajoute Albert, sur un ton railleur « allez, assieds-toi là. Tu vas prendre du poulet à la crème de Denis et tu vas nous raconter ce qui t’a donné de la « température »… ».
Entre le poulet et le dessert, je finis par leur parler de la « pause ».
« Moi, ce que je vois » fait Albert, après un moment de réflexion « c’est que pour se dévoiler comme il le fait depuis quelques temps, pour te dire son attachement, pour avouer son impuissance à t’offrir mieux que ce qu’il voudrait, c’est que ce gars t’aime vraiment.
Pour aller plus loin, il faudrait qu’il fasse un coming out. Il ne peut pas faire ça. Parce que faire son coming out ce serait renoncer au rugby. Tu ne peux pas lui demander ça. Tu le rendrais malheureux et tu le perdrais pour de bon. ».
« Moi je vois autre chose » intervient Denis « cette histoire est très compliquée. Il y a la distance, et il y a un gars qui ne peut pas assumer votre relation. Ce n’est vraiment pas simple comme situation. Soutenir un gars comme Jérém c’est épuisant. La question que je me pose c’est : est-ce que ça vaut la peine ? Jusqu’où tu peux aller sans que la souffrance ne dépasse le bonheur ? ».
« Je pense que Jérémie a bien changé pour toi » enchaîne Albert « La question maintenant, est de savoir si tu peux changer, et jusqu’à quel point, pour lui ».
« Eh, ben, tu n’es pas beaucoup plus avancé en partant qu’en arrivant » fait encore Albert alors que je me prépare à rentrer chez moi « dis-toi qu’une pause n’est pas forcément une rupture. Jérémie a peut-être juste besoin de temps, comme il te l’a dit. Après, il s’est peut-être passé quelque chose de son côté qui l’a contraint à faire ce choix de la « pause ».
Mais ce n’est peut-être pas plus mal que vous preniez du temps chacun de votre côté. Toi aussi tu as peut-être besoin de temps. Vous avez tous les deux besoin de prendre du recul et de faire le point sur vos besoins profonds. Laisse le temps faire son travail, ne sois pas pressé ».
Dès que je passe la porte de mon appart, le manque de Jérém me rattrape avec une violence inouïe. Je m’allonge sur le lit. Je sais que j’ai merdé avec Jérém, comme toujours. J’aurais dû apprendre la leçon du clash chez mes parents. Quand il se sent acculé, Jérém envoie tout balader. J’ai l’impression que je viens de faire exactement la même erreur et je m’en veux, je m’en veux terriblement.
Aussi, je repense aux mots d’Albert « il s’est peut-être passé quelque chose de son côté qui l’a contraint à faire ce choix ».
C’est quelque chose auquel je pense depuis hier soir. Et la raison qui me pousse à penser cela est le fait d’avoir senti un changement assez radical entre l’attitude de Jérém lors du premier coup de fil et son attitude lors le deuxième.
Dans le premier, il semblait vraiment motivé à sauver notre histoire, il avait gardé son calme et montré sa bienveillance malgré mes assauts répétés.
Alors que lors du deuxième je l’ai senti distant, détaché, son attitude transpirait une sorte de lâcher prise. Preuve en est que tout est allé très vite. Nous n’avons pas passé des heures à parler, à essayer de trouver des solutions. On ne s’est pas vraiment pris la tête. Il n’y a même pas eu de véritable « clash ». Le « pause » est arrivée très vite, trop vite. Son attitude était celle de quelqu’un qui n’a plus envie de lutter. J’ai senti qu’il avait baissé les bras.
C’est ça qui me fait penser que son changement d’attitude entre les deux coups de fil doit avoir une cause extérieure, quelque chose qu’il ne pouvait pas me dire.
Est-ce qu’il s’est passé quelque chose dans sa vie, quelque chose que j’ignore et qui aurait pu expliquer ce changement de son attitude, quelque chose qui l’a poussé à capituler et abandonner ?
Dans la soirée, le téléphone sonne deux fois. Elodie et Julien. L’une et l’autre me rappellent suite aux coups de fil ratés de la veille. C’est gentil de leur part. Mais je n’ai pas envie de leur parler. Je fais le mort. J’éteins la lumière, je me cache sous ma couette. Je serre la chemise de Jérém contre moi, je cherche son odeur, son souvenir. Et je pleure toutes les larmes de mon cœur.
Mercredi 5 décembre 2001.
Le lendemain je reviens en cours. Je me force à y aller, car je sais que si je reste seul je vais devenir fou.
« Ça va pas fort, Nico ? » me demande discrètement Monica entre deux cours.
C’est autour d’un café que je finis par parler à elle aussi de la « pause ».
« C’est pour ça que tu voulais aller prendre un verre l’autre soir ! Tu aurais dû me le dire, je serai venue ! ».
« C’est pas grave, t’inquiète ».
« Tu sais que si tu as besoin de parler, je suis disponible » elle me glisse.
« Je sais. Merci, tu es une vrais copine ».
Un peu plus tard dans la journée, Raph essaie lui aussi de me faire parler. Mais je ne me sens pas à l’aise pour m’ouvrir avec lui. Face à son insistance, je finis quand-même par lui dire que je viens d’avoir une déception sentimentale, sans préciser de quelle nature.
Raph n’essaie pas de creuser davantage. Mais il me propose aussitôt de l’accompagner à une soirée étudiante prévue pour le lendemain, le jeudi.
« Ca te changera les idées ».
Pourquoi changer une recette qui marche ?
Je n’ai franchement pas envie de voir du monde et de faire la fête. Mais face à son insistance et à sa bonne volonté, je finis par céder.
Voilà comment je me retrouve à une soirée dont, le matin suivant, vendredi, je ne me souviens pas de grand-chose. A part des flashs. Je me souviens des premières bières de la soirée. Je me souviens de ma tristesse, amplifiée par l’ambiance de fête. Je me souviens de ma solitude dans ce pub bondé de monde. Je me souviens avoir détecté la présence de quelques beaux mecs, mais de n’avoir même pas eu le cœur de les mater comme se doit. Je me souviens de mon envie de pleurer, je me souviens d’avoir pleuré. Je me souviens d’autres bières. Je me souviens m’être demandé ce qu’était en train de faire Jérém. Je me souviens m’être fait draguer par une nana et je me souviens aussi de l’avoir envoyée chier. Je me souviens d’avoir goûté au whisky avec les potes de Raph. Je me souviens m’être dit qu’avec du coca, ça passe bien. Et je me souviens d’avoir dansé, longtemps.
Après ça, tout est plus flou. Je ne me souviens plus de rien. Et surtout pas comment je suis arrivé sur le canapé de Raph au petit matin.
« Bonjour et félicitations ! Tu t’es pris la première cuite de ta vie » me lance mon camarade de fac, tout en me tendant un café vraiment bienvenu, accompagné d’un cachet contre la migraine.
« Merci. Je ne me souviens même pas comment je suis arrivé ici ».
« Je t’ai amené avec un pote. Tu ne tenais plus sur tes pattes ».
« Ah… mais au fait, il est quelle heure ? ».
« C’est l’heure d’aller en cours. Il est presque 11 heures ».
« Déjà ? ».
« Si tu ne te sens pas en état, tu peux rester dormir encore un peu. De toute façon tu n’auras jamais le temps de rentrer chez toi et d’arriver à la fac à temps » me lance Raph en regardant par la baie vitrée de son séjour.
Je suis encore dans les vapes lorsque je l’entends soudainement pester :
« Putain, ce gros pd du dessus a encore fait tomber des poubelles sur mon balcon. Sans déconner, ce type est vraiment un enculé ! ».
« Ça, ça s’appelle un pléonasme » je lâche, alors que je plane toujours sur les vapeurs de l’alcool qui me rendent étrangement lucide et audacieux.
« De quoi tu parles ? » fait-il, sur un ton agacé.
« Pd et enculé c’est un pléonasme, enfin, très souvent ».
« Pourquoi tu dis ça ? ».
« Parce que ça m’énerve ».
« Qu’est-ce qui t’énerve au juste ? ».
« D’entendre utiliser les mots « pd » et « enculé » comme des insultes ».
« C’est juste une façon de dire, c’est rien ».
« Non, ce n’est pas juste une façon de dire et ce n’est pas rien ! » je me chauffe.
« Où est-ce que tu veux en venir, Nico ? ».
« Quand j’entends les gens traiter un type de « pd » pour l’insulter ou quand j’entends un gars lancer « enculé » quand il est énervé contre une situation ou quelque chose, j’ai le poil qui se hérisse. Explique-moi en quoi « pd », c'est à dire un gars qui aime un autre gars, et « enculé », c'est à dire un gars qui a envie de se laisser prendre par un autre gars, explique-moi donc en quoi ces deux mots sont des insultes ? ».
« Je ne sais pas… » il admet.
« Tu ne sais pas mais tu les utilises. Et en les utilisant tu montres de la haine envers les gays ».
« Mais je ne suis pas homophobe ! ».
« Je te crois, mais tes mots le sont. C'est en utilisant des mots comme ceux-ci, et de cette façon, qu'on fait et qu’on maintient, dans les esprits faibles, l’amalgame entre gay et quelque chose de négatif. Abruti est un insulte. Mais « pd » ce n’est pas une insulte, à aucun moment, même quand on est énervés. L’homosexualité n’est pas une tare. Alors, non, cette façon d’utiliser « pd » et « enculé » ce n’est pas rien. Parce qu’en utilisant ces mots de cette façon on entretient et on propage l’homophobie ».
« Beh, mon pote, je ne te savais pas si sensible à ce sujet ».
« Tu me trouves comment, Raph ? je veux dire, tu me trouves con, ou grossier, ou idiot ou malfaisant ? ».
« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je trouve que tu es un gars très sympa et très bien ».
« Et je suis pd ! ».
« De quoi ? ».
« J’aime les mecs et coucher avec, tu veux un dessin ? ».
« Je savais pas ».
« Maintenant tu sais. Alors, tu trouves toujours que c’est correct d’utiliser « pd » et « enculé » comme tu viens de le faire ? ».
« Je ne voulais pas te blesser ».
« S’il fait exprès de laisser tomber ses poubelles sur ton balcon, ou s’il ne prend pas des précautions pour empêcher cela de se produire, ton voisin du dessus est un abruti. Et tu peux lui reprocher le fait d’être un abruti. Mais est-ce qu’il est vraiment pd ? Déjà, ça ne te regarde pas. Et-même s’il l’était, pourquoi lui jeter ça en pleine figure, alors que c’est tout à fait hors sujet par rapport à ce qu’il vient de faire ? Il n’y a rien à reprocher au fait d’être gay, dans la mesure où personne ne choisit son orientation sexuelle et que ça ne porte aucun préjudice à personne et surtout pas à ceux qui ne sont pas concernés ».
« Je suis désolé, Nico. Parfois on utilise des mots par habitude et on ne fait pas attention au fait qu’ils puissent être blessants. Je te remercie de m’avoir fait confiance en me disant que tu es gay et je te promets que je n’utiliserai plus jamais ces deux mots, ou d’autres dans ce genre pour apostropher quelqu’un ».
« Merci beaucoup ».
« Accident clos ? ».
« Oui ».
« Toujours potes ? ».
« Oui ».
« Cool. Je vais y aller maintenant. Juste, quelqu’un d’autre est au courant à la fac ? ».
« Oui, Cécile et Monica ».
« Ah je comprends mieux pourquoi Cécile te faisait la tête et pourquoi tu semblais soudainement si complice avec Monica ».
« Tu sais tout maintenant ».
Une fois Raph parti, je me rendors presque aussitôt.
Je me réveille en début d’après-midi. Je suis en train de reprendre mes esprits lorsque mon portable émet un petit couinement. Un message vient d’arriver. Pendant un instant, je crois que l’impossible vient de se produire.
« Salut. Alors, qu’est-ce que tu deviens ? ».
Mais ce n’est pas un message de Jérém. Puisqu’il continue de la façon suivante :
« Ça te dit d’aller prendre un verre ce soir ? ».
Benjamin est de retour, il ne lâche pas l’affaire. Ce qui me fait à la fois plaisir et un peu peur.
Mais après tout, pourquoi pas. Au point où j’en suis, pourquoi pas. Je suis au mieux dans une relation « libre » et « en pause ». Au pire, je suis célibataire. Alors, vraiment, pourquoi pas. D’autant plus que le fait qu’il revienne vers moi alors que je n’ai franchement pas été cool, ni après notre première rencontre, ni même après la deuxième, ça me touche. Et puis, ça me changera les idées.
Oui, pourquoi pas. Mais pas ce soir. Je suis ko et miné par une migraine carabinée.
« Pas dispo ce soir. Mais demain soir, pas de problème ».
« Ok, va pour demain soir ! ».
Je passe la soirée de vendredi et la journée de samedi à essayer de me convaincre que je ne suis pas en train de faire une bêtise. A plusieurs reprises, je suis sur le point de tout annuler. Je ne me sens pas encore prêt à franchir ce pas. C’est trop tôt.
Samedi en milieu d’après-midi, je suis même sur le point d’appeler Jérém. Si j’arrivais à lui parler, si seulement nous pouvions revenir sur la « pause », je suis prêt à renoncer à voir Benjamin. J’ai tellement plus besoin de Jérém que de tous les Benjamin du monde !
Je suis sur le point de composer son numéro, mais j’y renonce. Je sais que ça ne servirait à rien. Il a voulu une « pause » et je ne veux pas lui donner l’impression de revenir à la charge pour le supplier de changer d’avis. Et il est temps pour moi d’arrêter d’essayer de régler ma vie sur celle de Jérém. De toute façon, ça ne marche pas.
Samedi 8 décembre 2001.
Samedi soir à 21 heures, je prends un verre avec Benjamin dans un bar du centre-ville. Au départ, je ne me sens pas à ma place, je ne me sens pas à l’aise. Mais Benjamin est un garçon qui a de la conversation, il est drôle, il sait me faire rire. Avec lui, tout semble facile, léger, amusant.
En discutant avec lui, je me fais la réflexion, la même que je m’étais faite avec Justin, qu’il y a quelque chose de magique dans le fait de découvrir un mec inconnu. C’est le charme unique des premiers instants où l’attirance éclot peu à peu en prenant appui tout autant sur ce qui est dévoilé que sur ce qui ne l’est pas encore.
En plus de son humour, de sa façon d’être « cool », de ne pas avoir de sujet tabou, et surtout pas son homosexualité, cet aspect de sa vie qu’il a vraiment l’air de bien assumer, voilà que le fait que Benjamin ait quelques années de plus que moi lui donne un côté rassurant par lequel j’ai envie de me laisser porter.
Nous enchaînons des discussions à bâtons rompus sur des sujets très variés, et il s’attarde à me parler de son amour pour le cinéma et en particulier pour l’œuvre de Téchiné.
Nos regards se croisent, se jaugent. Je sens qu’il se passe quelque chose, qu’une attirance réciproque est en train de se dévoiler.
Il est déjà presque minuit lorsque, au détour d’une conversation, je l’entends me lancer :
« Tu veux pas qu’on aille dans un endroit plus tranquille ? ».
Je m’attendais à ce genre de proposition. Mais cela ne m’empêche pas de me sentir comme « pris au dépourvu ». J’hésite à me lancer à l’eau. Mais je finis par « fermer les yeux » et « plonger ».
« Oui, je veux bien ».
« On peut aller chez toi ? ».
« Je ne sais pas trop… chez moi c’est vraiment tout petit » je prétexte.
D’une chose je suis certain, c’est que je ne suis prêt à ramener un gars chez moi. J’aurais l’impression de tourner trop vite une page de ma vie que je ne suis pas prêt à tourner.
Car, au fond de moi, même si je vis la « pause » comme une rupture, je garde un secret espoir que ce ne soit pas le cas. Que, malgré tout, Jérém se souvienne de sa promesse de nous retrouver à Noël.
« Dans ce cas, je ne vois pas d’autre solution que d’aller chez moi » il me lance, une étincelle coquine dans le regard.
Ce qui me fait réaliser qu’en amont de toutes les précédentes considérations, la question qui se pose dans mon esprit est la suivante : est-ce que je me sens prêt à coucher avec Benjamin ce soir ?
Au fond de moi, je sais bien que si j’accepte son invitation, je sais que je vais « devoir » coucher avec lui. Je ne vais pas faire la même sketch qu’avec Justin, je ne vais pas me barrer quand ça va commencer à devenir chaud.
L’appart de Benjamin est situé vers le Bouscat. Derrière la porte d’entrée s’ouvre un séjour immense, à la déco moderne et épurée. C’est froid mais élégant.
Très vite, le gars se fait entreprenant. Il me caresse, il essaie de me prendre dans ses bras. Mais quelque chose bloque en moi. Je pense à Jérém, je pense à quel point j’ai envie d’être dans ses bras. Et la tristesse éclipse le désir. Je me raidis, je n’arrive pas à me laisser aller. Lorsque Benjamin essaie de m’embrasser, j’ai une réaction de recul presque paniquée. C’est con, parce que j’en ai envie.
« Eh, qu’est-ce que tu me fais ? » il se marre.
« Je ne sais pas si je suis prêt pour ça » je voudrais lui dire.
Son regard est pénétrant, il semble me sonder et lire carrément dans mon cœur. Mais c’est aussi un regard coquin rempli de promesses sensuelles. De plus, Benjamin est vraiment un beau garçon, j’ai moi aussi envie de l’embrasser, j’ai envie de sentir son corps contre le mien.
Alors je respire un bon coup, je m’approche de lui et je l’embrasse. Une minute après, nous sommes nus sur le canapé, en train de nous caresser. Son corps élancé, son torse interminable et finement dessiné, sa peau naturellement imberbe, sa peau mate rendent sa nudité très sensuelle. Un beau petit corps raccord avec sa belle gueule. Benjamin me suce longtemps, puis je le suce à mon tour.
La première fois qu’on couche avec un gars, la découverte contribue grandement à l’excitation. On essaie de donner du plaisir avec les gestes qui nous sont habituels, mais parfois ça ne marche pas. On y va à tâtons, comme dans le noir, on trébuche, on se reprend, on finit par trouver. Chaque corps a son mode d’emploi pour le plaisir. Un mode d’emploi qui n’est pas livré avec, et dont la découverte progressive constitue un plaisir en soi.
Benjamin est un gars qui ne se pose pas de questions, et surtout pas au sujet de la sexualité. Il vit dans l’instant présent et essaie de prendre tout ce qu’il y a à prendre. Surtout le plaisir, sous toutes ses formes. Avec lui, il n’y a pas d’actif ou de passif, pas de tabous. Rien que du plaisir, à consommer sans modération.
Benjamin a voulu que je le prenne. J’en avais envie aussi. J’ai mis une capote et du gel et je l’ai pris. Pendant que je m’enfonçais lentement en lui, j’ai pensé que jusque-là Jérém était le seul gars à qui j’avais fait l’amour. Et j’ai pensé à la dernière fois où je lui avais fait l’amour, peu avant que cette pouffe ne débarque à l’appart. C’était tellement bon de le voir frissonner de plaisir et de jouir en lui.
Pendant un court instant, j’ai cru que j’allais refaire l’amour à Jérém. Et quand j’ai réalisé que c’était Benjamin, j’ai eu envie de tout arrêter et de partir en pleurant.
Mais le plaisir a fini par balayer les états d’âme.
« T’es beau mec, quand-même » il me lance quelques instants plus tard, l’air ravi du plaisir que je viens de lui offrir.
On a tous parfois besoin d’entendre ce genre de mots. Et de sentir ce genre de regard sur nous.
« Merci. Toi aussi tu es beau ».
Nous reprenons un café, nous regardons un peu la télé. Nous recommençons à nous peloter. Cette fois-ci, c’est au tour de Benjamin de se glisser entre mes cuisses. Il passe une capote, il met du gel, et vient en moi. Il me prend par devant, ce qui me permet de le voir prendre son pied.
Chaque gars a sa façon de faire l’amour, des attitudes qui lui sont propres. Benjamin n’est pas dans la domination. Il est juste dans le plaisir. Le sien, en particulier.
Pendant qu’il me lime, Benjamin ne me regarde jamais. Il regarde dans le vide, loin, très loin dans le vide. Comme si je n’étais pas là. Je me laisse happer par l’observation détaillée de sa plastique, pas excessivement musclée mais très sensuel. Je me laisse happer par ses gestes, ses attitudes, sa façon d’envoyer ses coups de reins, de prendre son pied. Ce n’est que de la baise, mais c’est beau, et bien agréable.
Benjamin ne tarde pas à jouir et je jouis une deuxième fois en me branlant.
Il est presque deux heures du mat et il me propose de rester dormir chez lui. Je suis fatigué et surtout je ne suis pas contre le fait d’avoir un peu de compagnie. Je sais qu’en rentrant chez moi je vais retrouver ma solitude, ma tristesse, les souvenirs douloureux. Alors j’accepte.
Dimanche 9 décembre 2001.
Le matin suivant, Benjamin se réveille et se lève avant moi. Je ne suis plus vraiment endormi, mais n’arrive pas à émerger. Ainsi, l’arôme du café vient m’entraîner dans un rêve éveillé.
Pendant quelques instants, cet arôme me fait voyager, rêver, m’enferme dans une bulle d’illusions à laquelle mon désir le plus profond a envie de croire. Pendant quelques instants, j’ai l’impression d’être à Campan, dans la petite maison, l’impression que je viens de passer la nuit à faire l’amour avec Jérém, un Jérém adorable, attentionné, amoureux, qui vient de préparer un café bien corsé dans une cafetière italienne chauffée dans une cheminée au feu de bois. J’ai l’impression que si j’ouvre les yeux, mon bobrun va être là, qu’il va venir m’embrasser et que nous allons partir faire une balade à cheval avec Charlène, Jean-Paul, Carine, Martine, Ginette, Satine. Avant de nous retrouver le soir pour une soirée bonne franquette qui se terminerait avec les joyeuses et entraînantes improvisations de Daniel à la guitare.
Mais lorsque je finis par ouvrir enfin les yeux pour de bon, et même si la vue de Benjamin dans un t-shirt blanc ajusté mettant bien en valeur ses pecs et ses biceps n’est pas du tout désagréable, elle ne m’offre pas du tout le même bonheur que de retrouver la présence de Jérém.
« Salut » il me lance, en m’entendant remuer dans les draps.
« Salut ».
Nous prenons le petit déjeuner ensemble. Très vite, je réalise que Benjamin est beaucoup moins bavard que la veille. J’essaie de lui faire la conversation, mais je me heurte à une distance inattendue. Peut-être que le gars n’est tout simplement pas du matin, qu’il a juste du mal à émerger. Mais mon manque d’assurance me fait dire que peut-être le gars en a déjà assez de moi, que cette coucherie est un « one shot », et que ça lui tarde de se débarrasser de moi.
Une sensation renforcée par le fait que son téléphone n’arrête pas de vibrer, attestant l’arrivée de messages auxquels Benjamin s’empresse de répondre. Une situation qui me met vite mal à l’aise. Car, à chaque fois que son portable vibre, je revis le mauvais souvenir de la dernière fois où je suis allé à Paris, avec le téléphone de Jérém qui ne cessait de sonner. Je revis mes questionnements, et la mauvaise surprise que cachaient ces coups de fil.
« C’est un pote » il m’explique en croisant mon regard interrogatif.
« C’est juste un pote ou plus ? ».
« C’est un pote avec qui je couche aussi, parfois » il fait sur un ton désinvolte, sans quitter le petit écran des yeux.
Cela provoque en moi un certain malaise, celui de penser qu’il est certainement en train d’organiser une rencontre proche, alors que je suis encore là, que nous venons de passer la nuit – et de coucher – ensemble.
Bien sûr, beau comme il est, Benjamin doit avoir plein d’occasions. Et comme je viens de le comprendre, il en profite.
Malgré tout, j’ai bien envie de le revoir. Sa compagnie est plaisante, le sexe avec lui est fun et sans prise de tête. Benjamin est distrayant, et je me dis que c’est exactement ce dont j’ai besoin en ce moment. De me distraire, de prendre du bon temps.
Je voudrais lui demander s’il a envie qu’on se revoie, mais je n’ose pas. Je n’ai pas envie de m’entendre dire que c’était bien mais qu’il n’en veut pas plus.
Sur le seuil de la porte, alors que je m’apprête à partir, Benjamin tient à faire une petite mise au point.
« Nico, j’ai bien aimé hier soir et cette nuit, et j’aimerais bien te revoir. Mais je veux que les choses soient claires. Je ne cherche pas un petit ami, et encore moins une relation de couple. Pour l’instant, j’ai envie de m’amuser ».
« Ok, ok, c’est ce que j’ai cru comprendre ».
« On se rappelle, à l’occasion ».
Ah, il dit qu’il a envie de me revoir, mais ce sera seulement « à l’occasion ». C'est-à-dire que ce n’est même pas sûr.
Je passe le dimanche à cogiter sur le sens et mon envie de donner suite à une relation amicale et sexuelle avec Benjamin. Certes, j’apprécie sa présence, sa conversation, son humour. J’aime aussi coucher avec lui, et j’aime cet état d’esprit de gay assumé où il n’y a pas de tabous, juste un max de plaisir flamboyant entre garçons.
La compagnie de Benjamin me fait du bien, car elle me distrait agréablement de ma souffrance vis-à-vis de la « pause » d’avec Jérém. Il me tarde de repasser une nouvelle soirée avec lui. Il faut juste que j’arrive à prendre ce qu’il y a de positif dans cette relation, que j’accepte ce mode de fonctionnement libre, sans engagement. Et je suis certain que je vais passer du bon temps avec Benjamin.
Mais est-ce que je vais le revoir ? Est-ce qu’il va vraiment avoir envie de me revoir ? Son « à l’occasion » en nous quittant ne me rassure pas.
Oui, je passe le dimanche à cogiter, mais aussi à culpabiliser. Je culpabilise parce que cette coucherie est la première depuis Campan, depuis que l’histoire avec Jérém est devenue une Histoire. Et le fait d’avoir franchi ce pas me donne l’impression de m’éloigner un peu plus de lui.
L’après-midi s’écoule lentement, tristement. Je pense à Jérém, à son match, à ses coucheries du week-end, et la jalousie et le désarroi me prennent aux tripes. Je pense à toutes ces soirées, ces week-ends qui m’attendent sans lui. Et ça me donne le vertige.
Je réalise ainsi ce dont je me doutais déjà, que le fait de coucher avec Benjamin, bien que fort agréable, n’arrive pas à m’arracher à mon chagrin, et ça n’apaise pas ma souffrance en dehors des moments que nous passons ensemble.
Car dès que je suis seul, mon malheur me rattrape et Jérém occupe toutes mes pensées. J’ai trop envie d’avoir de ses nouvelles, mais je n’ose pas l’appeler, je n’ose pas violer la « pause ».
Noël approche à grand pas et je me surprends de plus en plus souvent à penser qu’un petit miracle pourrait se produire. Le miracle que, malgré la « pause », Jérém tienne sa promesse de descendre pendant les vacances et de passer du temps avec moi.
Je sens que si cela devait se produire, je saurais en profiter pour lui parler et pour trouver un équilibre pour notre relation. Si seulement il m’en donnait la chance.
Mais est-ce que je vais devoir attendre un signe de sa part ou ce serait plutôt à moi d’aller vers lui ?
Je pense que je vais attendre un peu. Je ne veux pas lui forcer la main. Je ne veux pas le saouler. Peut-être qu’il va faire un geste. Dans le cas contraire, lorsque je serai à Toulouse, juste avant Noël, je vais lui envoyer un message pour savoir comment il va. Peut-être qu’il attend que je fasse un premier pas. Comment savoir, alors qu’en amour, on marche toujours à l’aveugle, à 19 comme à 79 ans ?
Ca me manque tellement de l’entendre m’appeler « Ourson » !
Mercredi 12 décembre 2001.
Finalement, « à l’occasion » selon Benjamin ce ne sera pas si long.
Après lui avoir envoyé un message le lundi soir pour lui demander si son week-end s’était bien passé, le mercredi entre midi et deux je trouve un message venant de lui sur mon portable.
« Salut. Si ça te dit, on se fait une pizza ce soir chez moi ».
« Avec plaisir ».
La perspective de le revoir, de passer une bonne soirée en sa compagnie me fait vraiment du bien.
Le soir venu, je me retrouve à partager un repas, un bon film, l’un de ses films préférés, « Forrest Gump », dont le thème musical principal au piano me donne toujours autant de frissons que la première fois où je l’ai entendu. Quel grand musicien que ce Danny Elfman !
Mais nous partageons également d’autres bonnes conversations, et des rires, beaucoup de rires. Benjamin est vraiment drôle, je suis bien avec lui. Peu à peu s’installe entre nous une plaisante complicité. Partager de bons moments avec un beau garçon ça flatte mon égo et ça me fait sentir vivant. Notre « relation » est vraiment un bol d’air frais, nos rencontres sont des moments « hors du temps » qui me font un bien fou.
En sa compagnie, j’arrive presque à arrêter de penser à Jérém. Pas tout à fait, mais ma souffrance et le manque sont comme anesthésiés. Par moments, je me demande si ce n’est pas ça la meilleure des « relations ». Passer des bons moments, se donner du plaisir, mais sans attaches, sans interdits, sans se soucier du lendemain, et des agissements de l’autre.
Parce que, force est d’admettre que le sexe, bien que plaisant, n’est qu’une composante, et pas forcément la plus importante, de la complicité naissante avec Benjamin.
Je passe une autre bonne soirée. Alors, j’accepte son invitation de se revoir une troisième fois deux jours plus tard, le vendredi.
Ce coup-ci, nous partageons des paupiettes au saumon, un nouveau film, « Les roseaux sauvages », et une nouvelle nuit de sexe.
« Tu te débrouilles pas mal au pieu » me lance Benjamin, alors que je viens de me déboîter de lui et d’enlever ma capote.
« Merci ».
Ça aussi c’est le genre de mots qu’on a besoin d’entendre parfois. En tout cas, c’est le genre de mots que j’avais besoin d’entendre à ce moment-là. Même si, au moment de jouir, lorsque j’ai fermé les yeux, c’est le corps et le visage de Jérém qui se sont imprimés dans ma tête.
Le dimanche 16 décembre 2001 est l’un de ces jours qui marquent une vie.
Avec Benjamin, nous partagions des bons repas, de bons films, et du bon sexe. Nos rencontres étaient vraiment rafraîchissantes, et elles me changeaient agréablement les idées. Et, dans la mesure où je sentais qu’avec ce garçon ça n’irait pas plus loin que l’estime et l’attirance, je n’avais pas trop de mal à vivre avec l’idée que je n’étais pour lui que l’un de ses plans réguliers. Peut-être un sex friend, là où sex et friend étaient les composantes d’une belle alchimie.
Voilà ce que je me disais juste avant que l’« accident » ne se produise.
Dimanche après-midi, il faisait mauvais. Un vrai temps à passer sous la couette. Alors, nous l’avons passé sous la couette. Il a voulu que je le baise, je l’ai baisé. Il a pris son pied, j’ai pris le mien. Nous avons pris un café, commencé à regarder un film sans intérêt.
Puis, nos corps ont eu à nouveau envie de s’enlacer, de s’emboîter, de se donner du plaisir.
Benjamin s’est allongé sur moi et il a commencé à m’embrasser fougueusement. J’ai senti sa queue raide dans le jogging, et j’ai compris que c’était à mon tour de le laisser venir en moi.
Il a passé une capote, il a mis du gel, et il est venu en moi. Il a commencé à me limer, et c’était bon. J’étais bien excité et je caressais ses tétons et ses pecs bien dessinés pour lui donner encore plus de plaisir. Son corps élancé et imberbe, ses beaux cheveux bruns, son visage parcouru par les frissons du plaisir, et même son regard dans le vide, c’était terriblement beau.
Benjamin était en train de me baiser et c’était bon comme jamais ça l’avait encore été avec lui. Parce que nos corps commençaient à bien se connaître, à savoir comment se donner du plaisir.
Peu à peu, ses coups de reins avaient pris de la puissance, de l’ampleur. Il y avait dans son attitude une fougue, une sorte de sauvagerie animale qui étaient plutôt excitantes à voir et à ressentir en moi.
Lorsque son orgasme était venu, par ailleurs plus vite que d’habitude, je l’avais entendu s’exclamer, dans un état second, la voix saccadée et déformée par l’excitation extrême :
« Ah putain, qu’est-ce qu’il est bon ton cul ! ».
J’avais continué à me branler et j’avais joui à mon tour quelques secondes plus tard.
Je regarde Benjamin, le corps moite de transpiration, la respiration haletante, avec sur son visage ce regard repu de mec qui vient de vivre un bel orgasme, je le regarde se retirer lentement de moi.
C’est là que je vois son regard s’assombrir soudainement.
« Qu’est-ce qui se passe ? » je m’inquiète, en pensant immédiatement à l’un de ces accidents « de propreté » qui peuvent parfois arriver, qui font partie du jeu, mais qui peuvent parfois être mal vécus.
Mais ce n’est pas du tout ça. Et c’est toujours avec le regard dans le vide que Benjamin m’annonce froidement :
« Je crois que la capote a cassé ».
« Tu déconnes ! ».
« Non, je déconne pas ».
« Merde ».
« C’est pour ça que je suis venu si vite » il considère.
Je suis déboussolé. J’essaie de réfléchir mais je n’y arrive pas. J’essaie de comprendre ce qui s’est passé, de maîtriser la peur qui m’envahit. Mais j’ai l’impression de glisser à toute vitesse dans un horrible cauchemar.
« T’inquiète, j’ai rien » il tente de me rassurer, certainement en voyant ma tête en train de se déconfire à vue d’œil.
« Comment tu peux en être sûr ? ».
« J’ai fait un dépistage complet il y a un mois et demi et j’étais clean ».
« Mais depuis t’as couché avec d’autres mecs, non ? ».
« Oui, j’ai une vie sexuelle ».
« Mais le test dit juste que tu étais clean il y a un mois et demi ».
« Oui, mais je n’ai pas pris de risque ».
« Tu mets toujours la capote ? ».
« Oui ».
« Mais pas pour la pipe ».
« Non, pas la pipe. La pipe avec capote, c’est pas possible ».
« Alors tu prends quand même des risques ! ».
« Tu me fais pas confiance ? » je commence à le sentir agacé.
« C’est pas la question… il suffit d’une fois pour attraper un truc et ça ne se voit pas forcément de suite ».
« Je t’ai dit que je me suis fait dépister il n’y a pas longtemps, tu veux quoi de plus ? » il me lance, alors que je sens son agacement monter d’un cran.
« Savoir ce que je dois faire maintenant ».
« Tu veux faire quoi ? J’ai joui en toi, je ne peux pas revenir en arrière ».
« Je me demande si je ne devrais pas aller aux urgences et prendre le traitement post exposition ».
Benjamin vient de se lever et il commence à fouiller dans un placard, toujours à poil.
« Tiens, regarde » il me lance sur un ton très agacé en me tendant un pli de trois ou quatre feuilles.
« C’est quoi ? ».
« Mon premier roman » il fait sur un ton sarcastique.
« Ce sont mes analyses, banane ! Elles datent d’il y a un mois et demi. Si tu regardes bien, il y a marqué « négatif » partout ».
Je parcours rapidement les feuilles et en effet il y a marqué « négatif » partout. Y compris dans les lignes HIV 1 et 2. Mais cela ne suffit pas à apaiser l’angoisse qui m’a envahi.
« Oui, tout est bon » je considère « Mais ça reste des analyses d’il y a un mois et demi ».
« Nico, arrête de te prendre la tête, quand on baise on doit être prêt à assumer un minimum de risques. Moi aussi j’ai été exposé quand la capote a cassé. Qui me garantit que tu étais clean ? Tu te protégeais avec ton rugbyman ? » fait il en s’emportant.
« Non… mais ».
« Mais quoi ? Il couchait bien avec des nanas, non ? ».
« Oui… ».
« Tu vois, tout le monde prend des risques ».
« Mais tu as joui en moi, alors c’est moi qui prends le plus gros risque ».
« Je commence à trouver insupportables tes questions sur ma vie intime, et ta façon de me juger ».
« Je ne te juge pas, j’ai juste peur ».
« Ecoute, Nico, arrête de me prendre la tête. Allez, rentre chez toi » il me lance sèchement.
« Je crois que je vais aller au centre de dépistage d’urgence et prendre le traitement de post-exposition ».
« Tu fais ce que tu veux, mec ».
« Je suis désolé de te poser toutes ces questions, mais j’ai besoin d’être rassu… ».
« Tu sais quoi, Nico ? » il me coupe sur un ton à présent bien énervé « avec toi, c’était marrant, mais là ça ne l’est plus du tout. Je pense qu’on va en rester là tous les deux. Maintenant tu devrais partir, nous n’avons plus rien à nous dire ».
« Tu fais chier Benjamin ! »
« Bien, toi aussi. Surtout oublie mon numéro de téléphone ».
Me voilà dans la rue, avec la tête en vrac et la peur au ventre. Je viens de prendre un risque, un gros risque. Et même si la probabilité associée à ce risque n’est pas très élevée, elle suffit à faire exister ce risque. Alors j’ai peur.
J’ai l’impression que mes jambes ne veulent pas me porter, j’ai l’impression que mon corps fait 200 kg.
Je m’assois sur la banquette d’un abribus désert et j’appelle les renseignements téléphoniques. Je demande le numéro des urgences de l’Hôpital de Bordeaux. La nana qui me prend en charge est très avenante et me propose de me mettre directement en relation avec le service. Je la remercie et j’attends pendant de longues et interminables sonneries que quelqu’un me réponde à l’autre bout du fil.
Pendant cette attente, je vois ma vie défiler et mon avenir s’assombrir. Qu’est-ce que je vais devenir si jamais… ? Comment vais-je l’annoncer à mes parents ? A Elodie ? A mes amis ? A Jérém ? Est-ce que je devrais l’annoncer à Jérém ? Est-ce que je vais finir comme Freddie Mercury ? Est-ce qu’avec cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête ça a encore un quelconque sens de penser à l’avenir ?
Finalement, une voix masculine se présente à moi. Et je me retrouve à devoir expliquer que je suis un garçon qui vient d’avoir un rapport anal avec un autre garçon, en étant passif, et que je suis inquiet parce que la capote a cassé. Ça paraît simple à expliquer comme ça, mais ça ne l’est pas, pas du tout. Raconter à un parfait inconnu les détails les plus intimes de sa vie intime, la peur au ventre, la honte dans sa tête, ça demande beaucoup d’énergie et ça ajoute un choc à la peur.
Heureusement, le gars est très professionnel. Ses questions sont très ciblées. Le ton de sa voix est neutre, rassurant. Le gars doit avoir l’habitude de ce genre de situation. Je ne dois pas être le premier gars qui est exposé à un risque de ce genre.
Preuve en est que ses explications sont claires et précises.
« Le plus important c’est que vous veniez au plus vite. Surtout si le médecin va estimer nécessaire de vous prescrire le traitement post exposition. Plus tôt vous commencerez le traitement, plus vos chances d’échapper à la contamination sont grandes ».
Je prends le premier bus et je me rends aux urgences dans la foulée. Je me pointe à l’accueil où je dois expliquer une nouvelle fois qui je suis, ce que je fais au lit et ce qui vient de m’arriver. C’est la première fois que je le fais « à visage découvert » et c’est bien plus dur que de le faire au téléphone. De plus, la dame de l’accueil, d’un âge proche de la retraite, le regard dur et l’attitude rigide, ne fait aucun effort pour me mettre à l’aise. Pire que ça, je trouve le ton de ses mots très sec, presque réprobateur. Peut être que c’est juste dans ma tête, mais je jurerais que cette femme a un problème avec les gays et le sexe entre mecs. En répondant à ses questions, je me sens une merde.
Elle me tend un dossier avec plein d’étiquettes autocollantes avec mon nom, ma date de naissance et un code barre et me dit d’attendre qu’un médecin vienne m’appeler.
Je me retrouve dans une grande salle d’attente, illuminée par la lumière blafarde d’une armée de néons. Je me sens seul, humilié. Et j’ai peur, terriblement peur. Mais je n’ai pas le choix. Si je ne consulte pas, je vais devoir vivre avec le doute pendant trois mois. Et c’est au-dessus de mes forces.
Dans la salle il y a un peu de monde, je sais que je ne vais pas repartir de sitôt. J’attends une heure, deux heures, trois heures. Il est presque 22 heures lorsqu’un médecin femme appelle mon nom de famille.
Je me lève d’un bond, comme délivré. Je me retrouve enfin protégé dans un petit bureau, avec une femme qui a l’air aimable et professionnelle. Une troisième fois je me retrouve à raconter ma vie sexuelle à une parfaite inconnue. Sa bienveillance me simplifie la tâche, qui demeure quand même difficile, car évoquer le risque auquel j’ai été exposé le fait exister à chaque fois un peu plus.
« La première chose à faire est de vous faire dépister pour connaître votre statut ».
« Mais je n’ai rien ».
« Vous n’avez jamais eu de rapports à risque avant cet après-midi ? ».
« Si, si, mais c’était avec mon copain, et je lui faisais confiance ».
« Vous lui faisiez ? ».
« On vient de rompre ».
« Est-ce que vous avez des raisons de penser qu’il a pu coucher avec d’autres partenaires avant votre rupture ? ».
« Il a couché avec des filles, mais il m’a dit qu’il s’est protégé ».
« Le risque zéro n’existe pas, c’est pourquoi je voudrais connaître votre statut sérologique ».
« D’accord. Et en attendant, on fait quoi ? Vous allez me donner le traitement post-exposition ? ».
« Le plus simple ce serait que votre dernier partenaire, celui qui est à l’origine du risque, vienne se faire dépister ».
« Je ne crois pas qu’il va vouloir, nous ne nous sommes pas quittés en très bons termes. Il a fait un test il y a un mois et demi et, même s’il a pris quelques risques depuis, il estime être clean ».
« Un mois et demi, c’est une éternité ! Déjà qu’un test n’est qu’une image à l’instant T, reflétant une réalité vieille de trois mois, sans tenir compte de ce qui s’est passé depuis, alors si en plus il date, et si en plus il a pris des risques après, il ne veut plus rien dire !
Si ce garçon venait se faire dépister rapidement, et que vous étiez tous les deux négatifs, vous n’auriez pas à supporter ce traitement qui est quand même un traitement lourd avec des effets secondaires non négligeables ».
« Comme quoi ? ».
« De la fatigue, des nausées, de la diarrhée, surtout les premiers jours ».
« Le traitement c’est sur combien de temps ? ».
« Un mois, et la prise doit être très stricte. Si on veut avoir réduire au maximum le risque d’infection, il ne faut surtout pas oublier de prendre les comprimés, et à des horaires fixes ».
« Et ce traitement marche bien ? Je veux dire, il élimine le risque ? ».
« Il ne l’élimine pas totalement, mais il le réduit de façon considérable. Si vous avez été exposé au HIV, les antirétroviraux vont tout faire pour que le Sida ne se déclenche pas. Mais je ne peux pas vous promettre que ce traitement a une efficacité de 100% ».
« Ça veut dire que même si je prends le traitement, je peux me retrouver séropositif ? ».
« On n’en est pas là. Déjà nous ne savons pas si vous avez été exposé. C’est pour ça que ce serait bien de connaître le statut de votre ami. Essayez de lui parler calmement et de le convaincre. Le test ce n’est rien, juste une prise de sang ».
« Je vais essayer ».
« En attendant, je vous donne le traitement pour trois jours. L’infirmier va venir vous l’apporter et faire la prise de sang ».
« Merci ».
« Essayez de penser à autre chose ».
« Et dans combien de temps on peut écarter tout risque de contamination ? ».
« Sans le statut de votre ami, les seules analyses qui donnent des certitudes sont celles faites à partir des prélèvements sanguins effectués trois mois après l’exposition ».
« Même avec le traitement ? ».
« Même avec le traitement ».
« D’accord ».
« Bon courage, monsieur, et revenez dans trois jour pour faire le point. Tenez ma carte. Appelez pour vous assurer que je suis bien de garde ».
Le médecin me fait installer dans une petite salle de soin et me dit d’attendre. Je ne sais pas pendant combien de temps j’ai attendu. Tout ce que je sais c’est que j’ai eu le temps de pleurer, de penser au pire, de me dire que si ça se trouve ma vie est foutue et que je ne réaliserai aucun de mes projets de voyage, d’études, de vie.
Et que je ne reverrai jamais Jérém. Si jamais cette histoire se termine mal, cela anéantira ma vie mais aussi les dernières chances de retrouver Jérém. Car je serai « dangereux » à vie et je ne pourrais jamais l’exposer de près ou de loin au risque de le contaminer.
Lorsque la porte s’ouvre enfin, c’est comme dans un rêve, ou plutôt dans un brouillard, ou plutôt comme un phare dans un brouillard épais, que je vois se pointer un jeune infirmier brun, baraqué comme un Dieu, tout en muscles sous sa blouse manche courtes assez près du corps, avec des biceps saillants et une petite gueule à la fois virile et à bisous qui, en temps normal, me ferait craquer, ou me liquéfier. Mais là, sa sublime beauté me donne juste envie de pleurer.
« Bonjour, qu’est-ce qui vous est arrivé ? » il me demande sur un ton bienveillant.
Ses yeux gris très lumineux m’hypnotisent, son regard pur et doux me donne le vertige. Je me dis qu’il faut être quelqu’un de profondément bon pour sentir la vocation de s’occuper de la souffrance autrui et d’en faire son métier.
Non seulement le gars est beau d’une façon outrageuse, presque indécente, mais sa voix à la vibration très mâle et à la gentillesse exquise, fait vibrer en moi un faisceau très large de cordes sensibles. Je trouve horrible de trouver ce gars si beau et attirant dans cette situation d’urgence et de peur.
Et je me retrouve pour la quatrième fois à raconter à cette bombasse de mec ma vie sexuelle et intime.
Le gars est lui aussi très professionnel, et me met vraiment à l’aise. Après qu’il m’a piqué le bras, et pendant qu’il remplit un certain nombre de fioles de mon sang, son cou est presque à portée de mes lèvres. La tentation est si forte d’y poser des doux baisers. Et pourtant, je me trouve con de penser à ce genre de choses alors que ma vie est peut être sur le point de basculer à tout jamais dans une pente tragique.
Mais je finis par me dire que si l’esprit de survie, ou de vie tout court, sous la forme de l’attirance pour un très beau garçon, trouve encore le moyen de s’élever au-dessus de la détresse, de la souffrance et de la peur, c’est qu’on est toujours vivants. Et qu’on doit s’en réjouir.
Avant de s’éclipser, le bel infirmier me met un pansement là où l’aiguille a entaillé ma chair. Il me donne trois pilules énormes et six autres plus petites et m’en explique la posologie.
« Bon courage à vous » ce seront ses derniers mots avant de s’éclipser.
« Merci, merci pour tout ».
Oui, merci pour tout. Et aussi pour être aussi insupportablement beau et d’avoir su apporter la première note de couleur dans ma vie depuis de longues heures.
Je sors de l’hôpital à 23h30. Je me dis que je vais appeler Benjamin le lendemain matin.
Je passe bien évidemment une nuit horrible, une nuit de veille où les raisons d’insomnie sont plus nombreuses et plus graves qu’à l’accoutumée. Je dors une ou deux heures maximum. Je me réveille à 5h30 et je suis ko. Depuis la « pause » mon déficit de sommeil ne cesse pas de se creuser. Et quand on ajoute l’« accident » à la « pause », mon sommeil n’est tout simplement plus. Une fois de plus, je me sens comme dans un lendemain de cuite. Mais jamais je n’ai ressenti une cuite si carabinée.
Je sais que Benjamin ne travaille pas ce lundi, mais j’attends quand même 10 heures pour ne pas le déranger. C’est une attente fébrile, ponctuée de cafés et de larmes.
Le simple fait de l’appeler, alors qu’il m’a dit d’oublier son numéro, alors que je sais que je vais faire face à son agressivité et à son opposition à ma requête, me coûte une énergie énorme. Une énergie dont la dépense, dans l’état d’épuisement où je me trouve, anéantit mes dernières forces.
Mais ça sonne dans le vide et je tombe sur son répondeur. Je respire un grand coup et, en essayant de retenir mes larmes, je lui laisse un message pour lui dire que j’ai besoin de lui parler une dernière fois.
J’attends tout le reste de la matinée qu’il m’appelle, en vain.
Est-ce qu’il a eu mon message ? Est-ce que ça le saoule ? Est-ce qu’il fait tout simplement le mort pour me décourager ?
Je veux en avoir le cœur net et je consomme une nouvelle quantité démesurée de mes énergies restantes pour le rappeler sur le coup de 14 heures.
Et alors que je commence à désespérer d’arriver à le joindre, au bout de trois sonneries, Benjamin décroche enfin.
« Je t’ai dit d’oublier mon numéro » il me lance sèchement, sans la moindre formule de politesse.
Je suis déçu, et en colère, mais j’essaie de le ménager pour me donner toutes les chances de le convaincre à être coopératif.
« Salut ».
« Ouais, c’est ça, salut ».
« Je ne vais pas te déranger longtemps mais c’est important ».
« Allez, crache ! ».
« Hier soir je suis allé aux urgences et ils m’ont demandé si tu pouvais faire le test avec moi ».
« Non, je ne peux pas ».
« Et pourquoi ? ».
« Parce que je n’en ai pas envie ».
« Ecoute Benjamin, on s’est bien amusés tous les deux, tu peux bien faire ça pour moi ».
« Non, je ne le ferai pas ».
C’est dur de ne pas le traiter de connard égoïste, mais je continue à prendre sur moi pour garder une chance et un espoir d’arriver à le convaincre.
« Si tu ne le fais pas, je suis obligé de prendre un traitement lourd pendant un mois ».
« Ecoutes, tu fais ce que bon te semble. Je te l’ai dit, je n’ai rien ».
« Comprends-moi, Benjamin, je ne veux pas te faire chier. C’est juste une prise de sang, et on sera tous tranquilles ».
« Je t’ai dit que c’est hors de question. T’es sourd ou quoi ? ».
« Mais pourquoi ? ».
« Fiche-moi la paix ! ».
« C’est nul que tu réagisses comme ça ».
« Pense ce que tu veux ».
« Je pensais que tu étais un gars bien ».
« Et moi je ne pensais pas que tu pouvais être autant casse couilles ».
« Va te faire foutre ! » je finis par lâcher, excédé par sa mauvaise volonté et son égoïsme.
« Toi aussi ! Mais je suis con, c’est fait ! » il me lance en pleine figure.
« T’es vraiment qu’une merde » je lui balance, hors de moi, assommé de colère et d’angoisse, alors qu’il a certainement déjà raccroché.
Fin de l’espoir de m’en sortir par une simple prise de sang. La seule option qui se présente à moi désormais est le fameux traitement et la non totale certitude de son efficacité. Le traitement et ses effets secondaires. Le traitement et trois mois devant moi à attendre le résultat du test qui seul pourra ôter toutes mes peurs et mes angoisses.
Tic tac tic tac. Le compte à rebours interminable, qui me va me miner de l’intérieur, détruire mon sommeil, compromettre mes études, vient de commencer.
Je viens de raccrocher et, soudain, je pense à Jérém. Et j’ai l’impression que ce qui vient de m’arriver agrandit un peu plus encore la distance entre nous, la rendant définitivement insurmontable. Je me sens comme sali. Et si jamais le pire devait se produire, je n’oserais plus jamais l’approcher de peur de l’exposer de près ou de loin au risque d’être contaminé.
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