16 Août 2022
Cher lecteur,
l'épisode que tu vas lire a pris beaucoup d'heures pour être écrit, relu, peaufiné, corrigé. Si tu l'aimes, je te demande une faveur : laisse un petit commentaire, même un ou deux mots suffisent, histoire que j'aie un retour de ton ressenti, histoire que mon écriture ait un sens.
Merci d'avance.
Fabien
* * *
0320 Pourvu qu'on continue à rêver.
Samedi 8 mars 2003.
Le ralenti de l’accident de Jérém défile à l’écran et montre comment son genou a été malmené lors de la chute. Son pied a touché le sol dans une position décalée. Le poids de son corps, déséquilibré, démultiplié par la chute, s’est déchargé dessus, et le genou droit s’est plié vers l’avant. Les images sont incroyablement dures, cruelles. Je peux seulement imaginer la douleur qu’il a dû ressentir lorsque son genou a subi cette sollicitation inhumaine. J’en ai le vertige, j’en ai mal au cœur. Je suis tellement triste, j’ai mal pour lui. Je suis horriblement inquiet.
— Ah putain, putain, putain ! Il ne fallait pas ça, pas ça ! s’exclame Papa, toujours aussi choqué.
— Dis-moi ce qui se passe ! je l’implore.
— Attend une seconde…
Le direct revient, Jérém est toujours au sol. Il semble enfin être revenu à lui. Mais l’image qui se présente à mes yeux m’arrache les tripes, déchire mon cœur. Mon bobrun tient son genou droit entre ses deux mains, et il est en train de se tordre de douleur.
— Eh, merde ! lance papa, visiblement bouleversé, sonné, dégoûté.
— Dis-moi, Papa ! Dis-moi !
— C’est le genou qui a pris. Et à voir comment il a mal, les ligaments ont été arrachés.
— Et c’est grave, ça, non ?
— C’est grave, oui.
— Mais grave comment ?
— Au mieux, sa saison est foutue. Et peut-être même sa carrière au rugby.
— Non ! je m’entends crier à pleins poumons.
Non, pas ça, pas ça s’il vous plaît ! Ne faites pas ça à Jérém, il ne mérite pas ça !
Je me surprends à implorer, à crier intérieurement, paralysé par la panique, accablé par une impression d’injustice qui me désole, qui me révolte.
Le médecin injecte un produit dans le bras de Jérém, j’aime à imaginer que ce soit un calmant. J’aimerais tellement que ce soit un médicament miracle qui réparerait ses blessures comme par enchantement !
Le jeune ailier est enfin déposé sur la civière. La caméra le filme d’assez près pour que je puisse voir son visage. Et dans ses traits crispés, dans son regard hagard, je vois non seulement l’expression d’une douleur insoutenable, mais aussi, la déception, le désespoir, la colère, la peur panique de voir son rêve de rugby brisé à ses prémices. Et des larmes. Jérém pleure de douleur et de colère. Ça m’arrache le cœur. Un instant avant, il avait tout pour lui. Il était un espoir flamboyant du rugby français. L’instant d’après, il pourrait avoir tout perdu. Son avenir professionnel est désormais incertain. C’est un choc terrible. J’ose à peine imaginer ce qu’il doit ressentir au fond de lui à cet instant précis. Le destin est parfois si cruel.
Un autre ailier débarque sur le terrain. Le show doit continuer.
Je passe un après-midi horrible. Je me sens si mal, si impuissant face au drame qui vient de se produire dans la vie de Jérém, et sous mes yeux. Si seulement j’avais le pouvoir de tout arranger ! Je donnerais tout ce que je possède, et un peu plus encore, pour qu’il cesse de souffrir, pour le voir à nouveau gambader sur le terrain, pour le voir à nouveau filer comme le vent.
Les heures passent, et aucune information nouvelle ne filtre des différentes émissions de rugby qui démarrent après la fin des matches. Les images de son accident passent en boucle et ne m’apprennent rien de nouveau. Elles ne font qu’enfoncer inutilement un couteau dans une plaie. C’est moins de l’information que de la basse spéculation sur la souffrance d’un garçon blessé.
Je voudrais tellement être à ses côtés en ce moment horrible. Est-ce qu’il est seulement conscient ? Est-ce qu’ils l’ont sédaté ? Est-ce qu’ils vont l’opérer dans la foulée ? Est-ce qu’on me laisserait seulement l’approcher ? Est-ce qu’il me laisserait seulement l’approcher ?
En début de soirée j’arrive à avoir Thibault au téléphone et je le sens tout aussi désemparé que je le suis. Il me demande si j’ai envie de passer chez lui. Evidemment que j’ai envie. Lorsque je débarque à l’appart, nous nous prenons dans les bras et nous mélangeons nos inquiétudes, nos tristesses. Et ça nous fait un bien fou. Sa simple présence est apaisante.
— Mon coach connaît bien celui du Stade Français. Il m’a promis de l’appeler et de me tenir au courant dès qu’il y aura du nouveau.
Mais les heures passent et rien ne vient. Les examens médicaux doivent toujours être en cours. Je passe la nuit chez Thibault mais ni lui ni moi n’avons le cœur à envisager autre chose que de la tendresse. La présence et la proximité de l’autre est tout ce qu’il nous faut en ce moment si difficile.
Le portable du jeune pompier sonne au milieu de la nuit. Son radio-réveil indique 3h31. Thibault se réveille en sursaut, et moi avec lui. Il répond dans le noir. Le coup de fil ne dure pas très longtemps, et Thibault ne fait qu’écouter et pousser des soupirs de dépit. Je sens que ça ne s’annonce pas bien du tout.
Lorsqu’il raccroche, il prend une très longue inspiration. Il demeure assis dans le lit, l’attitude d’un gars perdu. Même dans le noir, je sens son inquiétude. Même avant qu’il ne prononce un mot, je sais que les choses sont graves, peut-être même plus graves qu’on l’imaginait.
— C’est pas bon…
— Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ?
— Il y a rupture des ligaments croisés antérieurs. Sa cheville a pris aussi, il a une entorse carabinée. Ils craignent des microlésions. Mais ce qui les inquiète le plus pour l’instant, c’est la tête.
— Quoi, la tête ?
— Sa tête a heurté le sol. Il a perdu connaissance. Il a une commotion cérébrale. Depuis qu’ils l’ont pris en charge, il a eu des absences.
— Et ça va s’arranger ? je questionne, j’ordonne, je prie.
— Je ne sais pas, Nico, j’espère… fait Thibault, la voix faible, étouffée par les larmes.
L’horizon de Jérém s’assombrit un peu plus. Me revoilà, nous revoilà replongés dans le cauchemar d’il y a deux ans, lorsqu’il avait cogné la tête en tombant suite à une bagarre. Mon inquiétude, notre inquiétude grandit encore.
Thibault et moi ne dormons pas beaucoup plus cette nuit-là. Nous parlons de Jérém pendant des heures.
Dimanche 9 mars 2003, 9h48.
Après un crochet chez mes parents pour récupérer mes affaires, je débarque à la gare Matabiau. Je prends un billet pour Paris. Je ne sais pas bien ce que je vais pouvoir faire une fois là-bas, ni même si je pourrai le voir. Mais je ne peux pas rester à Toulouse, les bras croisés, ni même rentrer à Bordeaux. Je ne peux pas ne pas tenter d’aller le voir à l’hôpital, de m’approcher de lui. J’ai l’impression que si je ne m’approche pas physiquement, ou du moins géographiquement de lui, je vais devenir fou.
Thibault m’a promis qu’il viendrait lui-aussi, dès qu’il le pourrait. Il m’a demandé de le tenir au courant des moindres évolutions de l’état de son pote d’enfance.
Dans le kiosque à journaux dans le grand hall, la presse sportive fait les gros titres sur l’accident du jeune ailier. Je réalise que la photo de Jérém se tordant de douleur est imprimée en centaines de milliers d’exemplaires, au vu de la France entière. Cette photo me déchire les tripes.
Sur le quai, je regarde les autres passagers qui attendent immobiles. Sans que je ne sache rien d’eux, je me dis que leur vie me paraît tellement plus belle, plus calme et heureuse que la mienne en ce moment.
Le départ du train pour Paris Montparnasse est annoncé. Je m’apprête à rentrer dans la rame, lorsque je vois débouler sur le quai un beau petit mec brun. Il court vite, il a l’air super à la bourre. Visiblement, il cherche une rame pas trop remplie.
Une fraction de seconde plus tard, je reconnais dans le beau petit brun Maxime, le frérot de Jérém. Je lui fais un grand signe. Il me reconnaît à son tour, et il court direct vers moi.
— Nico ! Ça fait du bien de te voir, fait le petit brun en me claquant deux bonnes bises.
— Moi aussi je suis content de te voir, même si j’aurais préféré que ce soit dans d’autres circonstances.
— Tu sais pour l’accident de Jérém ?
— Oui, je l’ai vu en direct à la télé.
— Quelle rogne ! Il ne fallait pas ça !
— Non, il ne fallait pas, je commente.
— Tu vas bien ? j’enchaîne, lorsque nous avons pris place côte à côte dans la rame.
— Non, pas vraiment.
— Question bête, désolé. Je m’en doute bien que ça ne va pas.
Le train sort lentement de la gare.
— Je ne sais même pas si je vais pouvoir le voir, mais je ne peux pas rester ici. J’ai besoin d’être près de lui, je lui glisse.
— Moi pareil, je ne peux pas rester là sans rien faire. Ça me déchire tellement le cœur !
— Sinon, tu as des nouvelles, Maxime ?
— Papa a eu le coach ce matin au téléphone. A priori la nuit s’est bien passée, les médecins lui ont donné des trucs pour calmer la douleur et pour dormir. Tu as appris ce qu’ils lui ont trouvé après aux radios ?
— Oui, gros problème au genou et à la cheville. Thibault a pu se renseigner. Et la tête ?
— Ils vont lui faire passer d’autres tests aujourd’hui pour surveiller l’évolution. A l’heure actuelle, c’est ça le plus inquiétant. T’imagines qu’il pourrait avoir des séquelles à vie ?
— A vie ? Des séquelles comme quoi ?
— Le neurologue dit que ce genre d’accident peut provoquer des pertes d’équilibre et de coordination musculaire pendant longtemps, ou même pour toute la vie. Sa carrière serait fichue ! Sa vie tout entière serait fichue !
— Il ne faut pas penser au pire, Maxime. Je pense qu’il est dans de bonnes mains. Et puis, c’est un garçon solide. Il faut rester confiant.
— Je n’y arrive pas, Nico, je n’arrête pas de retourner tout ça dans ma tête. Et ça me rend fou !
Ce petit mec en détresse me touche immensément, tout comme il m’avait touché lors du premier accident de Jérém. L’amour fraternel est un sentiment si pur et si beau.
— Il n’a pas de chance mon frérot ! il s’exclame, en sanglotant.
Je le prends dans mes bras et je tente de le calmer.
Le train vient tout juste de passer Montauban lorsque le téléphone de Maxime se met à sonner.
— Oui, Papa, décroche le petit brun, l’air effrayé.
— …
— Ah putain… et ils n’ont pas vu ça hier, après l’accident ?
— …
— Ils l’opèrent ce matin ?
— …
— Je suis dans le train. Tu viens quand ?
— …
— Fais vite, à tout.
— Qu’est-ce qui se passe ? je l’interroge dès qu’il raccroche son portable.
La frustration et l’inquiétude provoquées par cette conversation à moitié entendue, ainsi que par l’attitude de plus en plus agitée du beau petit brun, sont insoutenables.
— Ce matin les médecins lui ont trouvé un hématome sous-dural, et ils vont tenter de le lui évacuer au plus vite.
— Je n’arrive toujours pas à croire ce qui s’est passé. Un instant avant il courait comme un lièvre, l’instant d’après, il était KO, je m’entends gémir.
— Il faisait une saison d’enfer, il allait casser la baraque au Stade. Putain, quel con ce joueur de Biarritz ! Je te jure que si je l’avais devant moi, je lui péterais la tête !
Le petit brun est hors de lui, sa frustration se traduit dans une colère à la fois touchante et virile.
— Excusez-moi, nous glisse un gars assis dans le siège de l’autre côté du couloir.
Il doit avoir une cinquantaine d’années. Ses cheveux sont grisonnants, ses lunettes stylées, son regard pénétrant. Il est habillé avec une chemise blanche, une veste et un jeans, et il dégage une classe certaine.
— Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre votre conversation, il enchaîne après avoir attiré notre attention. Vous parliez de Tommasi, le joueur du Stade qui a été blessé hier en plein match ?
— Oui, pourquoi ? fait Maxime, sur un ton agacé.
— Vous êtes des proches ?
— Oui.
— Je peux vous demander comment il va ?
— Nous n’avons pas plus de nouvelles que celles que vous avez entendues, fait Maxime, encore plus sèchement.
— Désolé, je ne veux pas m’immiscer dans votre vie privée. C’est juste que j’admire énormément ce garçon. Son jeu est brillant, son aisance sur le terrain dégage un panache fou. Ça se voit qu’il aime ce qu’il fait et c’est vraiment beau de voir quelqu’un qui a réussi à faire de son travail des vacances. Ça me peine de le savoir blessé. Ça me peine que tout se soit arrêté si soudainement pour lui.
— A qui le dites-vous ! C’est une cata ! fait Maxime, le regard perdu, la voix émue.
— Vous êtes des amis ?
— Je suis son frère.
— Je suis… un ami, j’ajoute.
— Ecoutez-moi, les garçons. Dites-vous bien que pour qu’il ait une chance de s’en sortir, il va avoir besoin de vous qui êtes les plus proches. Pour remonter la pente, la route va être longue, parsemée d’obstacles qui vont sembler insurmontables. Il va vouloir renoncer, tout envoyer balader. Et il va avoir besoin d’être encouragé et soutenu, surtout à ces moments-là.
— Et qu’est-ce que vous en savez, vous ? fait Maxime, sur un ton emporté.
— J’ai oublié de me présenter : je m’appelle Marc Dupuy. Et, en plus d’être un grand amateur de rugby, je suis chirurgien orthopédiste au CHU de Toulouse. J’ai vu passer pas mal de jeunes sportifs sur mon billard, rugbymen, footballeurs, handballeurs, avec des blessures graves. Et je peux vous dire que ceux qui s’en sont sortis, ce sont ceux qui ont eu du soutien pendant toute la durée de la rééducation. Il ne faut pas le lâcher, même s’il devient odieux. S’ils deviennent invivables, c’est parce qu’ils souffrent, et ils souffrent parce qu’ils ont peur d’avoir tout perdu. Il faut être forts. Il faut l’être pour vous, et pour lui. Et surtout, il continue, il faut s’arranger pour qu’il n’arrête jamais d’y croire, même s’il prétend le contraire. Car l’espoir est l’élément clé de la guérison. Il n’est bien évidemment pas suffisant, mais il est terriblement nécessaire. Tout est possible, pourvu qu’on continue à rêver.
— Pour l’instant il a une commotion cérébrale et une poche de sang dans le ciboulot !
— J’imagine qu’il est dans les mains des meilleurs médecins à Paris. Il faut être confiant.
Le train ralentit et l’arrivée en gare de Montauban est annoncée.
— Moi je descends ici, fait le chirurgien, en se levant. Tenez, les garçons, il nous glisse, en nous tendant une carte. Je vous ai marqué mon numéro de portable direct, si jamais vous avez besoin d’avoir un autre son de cloche. Parfois, il est intéressant de recueillir plusieurs avis.
— Merci, fait Maxime sèchement, mais il est déjà pris en charge.
— Je n’en doute pas. Mais sait-on jamais.
— Merci, je lui glisse, touché par sa gentillesse, en saisissant la carte que Maxime a refusé de prendre.
— Avec plaisir. Vous pouvez m’appeler à n’importe quelle heure. Passez mes amitiés à Mr Tommasi quand il sera réveillé.
Maxime et moi n’avons jamais eu l’occasion de passer autant de temps ensemble. Nous employons le reste du voyage à discuter. Maxime me parle de leur enfance difficile après le départ de leur mère. Il m’avoue avoir repris contact avec cette dernière depuis quelques mois, un choix que son frère aîné n’approuve pas et qui a été source de dispute avec lui.
Puis, il me questionne sur Jérém et moi. A priori, le petit brun n’a jamais eu ce genre de conversation avec son grand frère. Maxime veut savoir comment nous nous sommes trouvés, comment son frère est passé des nanas aux garçons, comment ça se passe entre nous avec la distance. Ça me fait du bien de parler de Jérém. Alors, je me prête au jeu.
Maxime est surpris lorsque je lui apprends que nous nous étions déjà « ensemble » avant le bac, et pendant tout l’été après notre bac.
— Avant de me voir à l’hôpital de Toulouse il y a deux ans, tu ne t’es jamais douté que Jérém regardait les mecs ?
— Jamais !
— Pourtant, il y a eu d’autres gars avant moi. Des aventures, certes…
— Non, je ne me suis jamais douté de rien. Il a bien caché son jeu. C’est quand je t’ai vu à l’hôpital, quand j’ai vu comment tu lui tenais la main, comment tu le regardais, comment tu étais mal, que j’ai compris.
Maxime est peiné quand je lui apprends à quel point son grand frère a eu du mal à s’accepter, et à accepter de se laisser aimer.
Il a l’air heureux d’apprendre qu’il a changé peu à peu, qu’il a appris à s’écouter, à se connaître, et que nous avons passé de très bons moments ensemble, à Campan, à Paris.
Et il a l’air très déçu lorsque je lui apprends que Jérém et moi nous ne sommes plus ensemble depuis plus de trois mois.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
— Quand il y a de la distance, ce n’est jamais simple. Et quand il faut rester caché, c’est encore plus difficile. Jérém a peur pour sa carrière.
— Je sais qu’il a peur. Au fait, tu as vu ce ramdam dans les journaux ?
— Au sujet de lui et de cette greluche siliconée ?
— C’est n’importe quoi cette histoire !
— Quoi, cette histoire n’est pas vraie ?
— Inventée de toute pièce !
— Comment tu sais ?
— Il me l’a dit ! C’est une idée de son agent pour lui donner une bonne image. Et ça le faisait tellement chier de devoir se prêter à ce jeu malsain. Mais son agent lui a forcé la main et il n’a pas pu refuser.
— Pourquoi il aurait besoin d’une bonne image ? Il s’est passé quelque chose ?
— Ça, je ne sais pas, il ne me l’a pas dit. Il m’a juste dit que c’était une idée de son agent.
Le train arrive en gare de Montparnasse vers 14 heures. Et mon téléphone se met à sonner.
« Ruben » s’affiche à l’écran.
Je ne réponds pas, je n’ai pas la tête à ça.
A l’hôpital, seul Maxime est autorisé à parler aux médecins.
Lorsqu’il revient, il a le regard empli de tristesse et les yeux humides.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
— L’hématome est résorbé, et le saignement a cessé.
— C’est une bonne chose, non ?
— Oui, mais le pronostic vital est toujours engagé.
— Non !
— Si, pendant encore 48 heures. Ils attendent de voir comment ça évolue. Ils ont peur que l’hémorragie reprenne, ils ont peur des séquelles neurologiques. Putain, c’est pire que ce que je pensais !
— Un pas à la fois, ils vont le sortir de ce merdier ! je tente de le rassurer.
Et pourtant, au fond de moi, j’ai du mal à croire à ce que je viens d’avancer. J’ai terriblement envie de le voir. Mais je ne suis pas autorisé à le faire pour l’instant. J’ai beau l’aimer, je ne fais pas partie de sa famille.
En sortant de l’hôpital, nous allons manger un bout. Je crève de fatigue, la nuit quasi blanche commence à me peser horriblement. J’ai un mal de tête des plus carabinés.
— J’y retourne, m’informe le petit brun.
— Je viens avec toi.
— Tu as l’air claqué, il considère.
— Toi aussi tu as l’air claqué.
— Va te reposer un peu. Inutile qu’on s’épuise à attendre à deux. Tu vas venir me relayer un peu plus tard, si tu veux bien.
— Je veux bien, oui.
— Tu as un point de chute à Paris ? il me questionne.
— J’ai un peu d’argent pour prendre une chambre.
— Tiens, il me lance, en me tendant un trousseau de clés.
— Ce sont les clés de…
— De son appart, oui. Je t’appellerai s’il y a du nouveau.
Pénétrer dans l’appart de Jérém trois mois après la dernière fois, ça me fait un drôle d’effet. Et savoir que Jérém ne rentrera pas parce qu’il est dans un lit d’hôpital, inconscient, blessé, me serre le cœur.
Le séjour est plongé dans un joyeux bazar. Jérém n’a jamais été un fan de ménage, et ça n’a pas changé. Dans la salle de bain, posée sur le rebord du miroir, la chaînette que je lui ai offerte pour l’anniversaire de ses 20 ans. Et son parfum qui flotte dans l’air. J’ai envie de pleurer.
Dans la chambre à coucher, le lit défait, des capotes sur la table de nuit, un emballage ouvert. Je n’arrive même pas à être jaloux.
Où que mon regard tombe, j’ai l’impression de voir dans cet appart l’instantané d’une tranche de vie. Une tranche qui s’est arrêtée soudainement, violemment. Dans ces pièces où rien ne bouge, où tout est silence, je ressens une désolation lugubre. J’ai l’impression que tout est figé, et que le temps s’est arrêté.
Un t-shirt blanc abandonné sur le canapé attire mon attention. Je plonge mon nez dedans, je retrouve son parfum, son odeur. Je pleure.
La sonnerie de mon téléphone retentit dans la pièce sinistrement silencieuse.
« Ruben ».
J’ai oublié de le rappeler. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Je sais qu’il ne comprendrait pas que je lui dise la vérité, que je suis monté à Paris pour être près du gars que j’aime plus que tout. J’ai besoin de retrouver mon souffle avant de l’appeler. J’ai besoin de trouver le courage et la force. Je suis assommé par cette situation et par le manque de sommeil. Avant de l’appeler pour lui annoncer que je ne rentrerai pas à Bordeaux le lendemain, j’ai besoin de trouver quelque chose de vraisemblable et d’acceptable à raconter. J’ai aussi besoin de me ressaisir. Je sais qu’il devinerait à ma voix que je viens de pleurer. Je sais que je n’aurais pas la force d’affronter sa suspicion, ses doutes, sa tristesse.
« Je t’appelle dans quelques minutes » je lui envoie par texto.
Pendant ces quelques minutes, j’appelle Papa pour lui donner des nouvelles. Papa se veut rassurant, et il sait trouver les mots pour m’apaiser. En vrai, c’est surtout le fait de le sentir proche et concerné dans cette épreuve qui m’apaise.
J’appelle Ruben en suivant. Je me suis un peu calmé et j’ai trouvé du vraisemblable et de l’acceptable. Je lui raconte que ma mère est tombée dans la cuisine, qu’elle doit rester immobilisée pendant quelques jours. Et que, par conséquent, je vais rester à Toulouse pour m’occuper d’elle.
Ce n’est pas beau de mentir, mais je n’ai pas le courage d’affronter la vérité ce soir, et encore moins de prendre les mesures qui s’imposent. La vérité étant que, malgré la profonde affection que je ressens pour Ruben, je ne suis pas amoureux de lui. Parce que je suis toujours amoureux de Jérém.
Et la seule mesure qui s’impose, c’est celle de lui rendre sa liberté pour qu’il ait une chance de rencontrer un gars qui le rendrait heureux.
Mais pas ce soir. La journée a été assez éprouvante comme ça. Le mensonge est une façon de me protéger. Je m’arrange avec la réalité pendant de longues minutes, et Ruben n’y voit que du feu.
Les heures passent, le soir arrive, et toujours pas de coup de fil de Maxime. J’essaie de l’appeler plusieurs fois, mais je tombe toujours sur son répondeur. Mon inquiétude grandit au fil des heures silencieuses. Je n’ai pas envie de manger, je n’ai pas envie de regarder la télé. Je tourne en rond, comme un animal en cage. Je reste de longues minutes allongé sur le canapé à fixer le plafond.
La sonnette de l’appart retentit vers 22 heures. Le petit brun débarque enfin, l’air complètement lessivé.
— Ça va ? je le questionne.
— Je suis KO.
— Je comprends. Et ton frère ?
— Ils ont refait un scanner, et il n’y a pas eu d’autres hémorragies.
— C’est bien, ça, je me réjouis.
— L’activité cérébrale semble convenable.
— Un autre pas en avant !
— Ils ont dit que les 24 prochaines heures vont être décisives.
— Ça va aller, j’en suis sûr !
— Ça me rassure de savoir que Papa est près de lui cette nuit.
Maxime part à la douche. Il revient quelques minutes plus tard, torse nu, enveloppé par un délicieux nuage olfactif chargé de la fraîcheur humide du gel douche. Il sent divinement bon. Une serviette autour de la taille, les cheveux bruns encore humides, il est beau comme un petit Dieu. A peine un peu plus petit en taille que son grand frère, mais tout aussi bien bâti, avec de beaux pecs et des abdos finement dessinés. La ressemblance avec Jérém est troublante. Adorable et beau petit mec.
Maxime insiste pour prendre le canapé et me laisser le lit.
Cette nuit-là non plus je ne dors pas beaucoup. Je n’arrive à trouver le sommeil qu’en serrant le t-shirt de Jérém contre mon visage et en imaginant qu’il soit là, à côté de moi. Qu’est-ce qu’il me manque !
Lundi 10 mars 2003.
Le lendemain, nous nous rendons à l’hôpital de bonne heure. A notre arrivée, le père de Jérém est en train de s’entretenir avec le neurologue. Lorsqu’il revient, il nous rapporte que la nuit s’est bien passée, qu’il n’y a pas eu de nouvelles complications. Un autre pas en avant. Et que si tout va bien, ils vont le laisser émerger tranquillement en fin de journée. L’horizon semble s’éclaircir un peu, enfin, après 48 heures d’inquiétude et de désarroi.
— J’ai aussi parlé avec le chirurgien orthopédiste…
— Il a dit quoi ?
— Les ligaments croisés antérieurs sont déchirés. Il va falloir opérer au plus vite. Sa cheville est en vrac aussi, le tendon d’Achille est arraché.
— Putain, la totale ! fait Maxime, l’air bouleversé.
— Il va devoir affronter de longs mois de rééducation…
— Il pense qu’il pourra rejouer un jour ?
— Il ne m’a pas semblé très optimiste à ce sujet.
— Oh putain !!! Putain !!! Putain !!! s’emporte le petit brun.
— J’en ai un dégoût, tu peux pas savoir, fait Mr Tommasi, l’air épuisé, perdu, ahuri, prenant appui des épaules contre la cloison du couloir. Je ne sais même pas comment on va pourvoir lui annoncer tout ça quand il se réveillera.
— On va l’aider, on ne va pas le lâcher d’une semelle, et il va revenir au top ! fait Maxime, dans une soudaine démonstration d’optimisme qui n’est en fait que le reflet parfaitement symétrique de son inquiétude.
Les mots du petit brun ressemblent en effet à une réaction au désarroi de son père, à une façon de refuser une réalité trop dure à accepter.
— Je m’en veux tellement de ne pas lui avoir dit à quel point je suis fier de ses exploits au Stade ! se morfond Mr Tommasi.
— Et pourquoi tu ne l’as pas fait ? l’apostrophe Maxime. Tu peux pas savoir à quel point il attendait que tu lui montres que tu étais fier de lui ! C’est pourtant pas faute de te l’avoir dit !
— Tu sais bien que depuis le départ de votre mère, entre Jérém et moi ça n’a jamais été facile. Et puis, je n’ai jamais été doué pour montrer ce que je ressens…
— C’est ton fils, et tu dois te démerder pour lui dire que tu es fier de lui, si tu es fier de lui, putain !
— Je suis fier de lui, et je suis fier de toi. Vous êtes deux garçons merveilleux.
Une infirmière vient annoncer que la famille est autorisée à aller voir le patient.
— Je laisse ses frères y aller d’abord, ment le père sans hésiter.
— Vous avez trois beaux garçons, elle commente, en n’y voyant que du feu.
— Je ne me plains pas…
Je laisse le vrai frère y aller avant moi. Il en revient en larmes.
C’est à mon tour d’y aller. J’ai l’impression de revivre l’angoisse du premier accident de Jérém, en pire. J’ai les jambes en coton, le cœur en fibrillation, je ressens une oppression étouffante dans mon torse, j’ai du mal à respirer.
Jérém est allongé sur le lit médicalisé, les yeux fermés, un masque respiratoire sur la bouche. Moi non plus je ne peux retenir mes larmes. Pourvu qu’il se réveille, pourvu qu’il n’en garde aucune séquelle.
Et en même temps, je me surprends à redouter l’instant où il se réveillera, où il apprendra la gravité de ses blessures, et le long parcours difficile qui l’attend pour remonter la pente. Est-ce qu’il pourra seulement la remonter ? Je sais que ça va le démolir.
Mr Tommasi y va en dernier. Lorsqu’il revient, je suis seul, Maxime est parti prendre l’air pour essayer de se calmer.
— Merci d’avoir menti pour me permettre d’aller le voir, je lui glisse.
— C’est normal. Tu as fait le déplacement de Toulouse pour venir le voir, alors tu méritais de le voir. Tu es un bon gars. Tu es un ancien copain de lycée, c’est ça ?
— Oui.
— Je t’avais vu la dernière fois qu’il avait été à l’hôpital après une bagarre…
— Voilà.
— Nico, si je me souviens bien…
— Oui, c’est ça.
— Et vous avez gardé contact même après que Jérém soit parti à Paris ?
— Oui, on s’appelle de temps à autre, je mens.
— C’est important les bons copains. Les nanas, ça ne fait pas tout, il commente.
— Non, ça ne fait pas tout, je confirme.
A 19h30, la nouvelle qu’on attendait depuis 48 heures tombe enfin : Jérém est conscient. Nous poussons tous ensemble un profond soupir de soulagement. Pour la première fois depuis que nous sommes à Paris, je vois le beau visage de Maxime se décrisper et amorcer un petit sourire.
A 19h55, l’infirmière vient nous annoncer que nous pouvons à nouveau aller le voir l’un après l’autre.
— Je vais y aller en premier. C’est à moi de faire le sale boulot, annonce Mr Tommasi.
— Vas-y mollo, Papa… s’il te plaît ! fait Maxime, le regard redevenu soudainement pensif et préoccupé.
Mr Tommasi disparaît dans la chambre de Jérém. Les secondes s’égrènent lentement, lourdes comme des pierres. Maxime et moi tendons l’oreille. Mais rien ne vient.
Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’on entend la voix de Jérém se lever, rugir sa détresse. Mr Tommasi revient l’air défait.
Maxime disparaît à son tour dans la chambre de Jérém. L’adorable frérot est certainement le plus à même de réconforter le rugbyman blessé. Au fil des minutes, je ressens une grande angoisse monter en moi. Après ce qu’il vient d’apprendre, Jérém doit être au fond du trou, et d’une humeur massacrante. Je me demande comment il va réagir quand il va me voir, je me demande si je ne vais pas me faire jeter direct.
Maxime revient une demi-heure plus tard, l’air lui aussi complétement défait.
— Comment il va ?
— Mal. J’ai essayé de lui remonter le moral, mais rien n’y fait. Je lui ai parlé pendant de longues minutes, et il n’a pas dit un mot. Il regardait le mur. Il est complètement sous le choc. Tu veux y aller ? il me questionne.
— Tu lui as dit que je suis là ?
— Oui.
— Il a réagi comment ?
— Il a dit qu’il ne veut voir personne.
— Alors je ne vais pas le déranger.
— Vas-y quand même, je suis sûr que ça lui fera plaisir de te voir.
Je prends une profonde respiration et je marche jusqu’à sa chambre. Lorsque je passe le seuil de la porte, mon bobrun est en position demi assise, le dos soutenu par une pile d’oreillers. Il a le regard figé, absent. Il a l’air complètement sonné. Les secondes passent, et aucune réaction ne vient de sa part. Je ne sais même pas s’il s’est rendu compte que quelqu’un est rentré dans sa chambre.
— Jérém, je l’appelle après une nouvelle longue inspiration.
— Quoi ? il finit par réagir, après plusieurs secondes.
— Comment tu vas ?
— Tout va bien. Ça ne se voit pas ? il me lance, sur un ton sarcastique et amer.
— Je suis désolé pour ce qui t’es arrivé.
— Oui, c’est bien. Maintenant tu peux repartir.
— Je suis venu pour te voir.
— Tu m’as vu, là, maintenant casse-toi !
— Je sais que c’est dur pour toi…
— Non, tu te trompes. Je vais super bien. Je suis fracassé de partout, mais je vais super bien ! Tire-toi !
— Je voudrais tellement pouvoir t’aider.
— Je n’ai pas besoin d’aide, j’ai besoin d’un miracle. Si tu ne sais pas faire des miracles, tu n’as pas à être là.
— Tu comptes énormément pour moi, je ne peux pas repartir et te laisser seul dans cette situation.
— Laisse tomber, Nico, casse-toi !
— Mais je ne peux pas te laisser tomber ! Je t’aime Jérém ! je lui crie tout bas pour ne pas être entendu en dehors de notre intimité.
— Eh ben, pas moi. Je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimé ! rugit Jérém, sa colère lui faisant oublier la discrétion.
— Tu dis n’importe quoi !
— Tu crois que quand je te baisais j’en avais quelque chose à foutre de toi ?
— Va te faire voir !
— Qu’est-ce qui se passe ici au juste ? j’entends demander derrière moi Mr Tommasi, sur un ton remonté.
— Ça ne te regarde pas ! lui crie Jérém.
— Je veux que ce dégénéré quitte cet hôpital sur le champ !
Je crois qu’il a entendu nos échanges sonores. Je crois que c’est moi qu’il traite de dégénéré. En quelques secondes, j’ai perdu le titre de « bon gars » et celui de « bon copain », pour être estampillé de « dégénéré ». Il faut beaucoup de temps pour gagner l’estime de quelqu’un, mais l’espace d’un battement d’aile de papillon suffit pour la perdre. A fortiori lorsque cette dégringolade est provoquée par des préjugés fondés sur le néant.
— Et moi je veux qu’il reste ! C’est toi qui vas te casser, maintenant ! fait Jérém, soudain agité par une colère noire, par une agressivité effrayante.
— Et moi qui croyais enfin pouvoir être fier de toi…
— Tu ne l’as jamais été, alors aujourd’hui je n’en ai plus rien à faire !
— Tu me dégoûtes…
— Ça tombe bien, toi aussi tu me dégoûtes !
— Mais putain, Papa, tu ne vas pas recommencer à lui casser les couilles ici, maintenant ! j’entends Maxime intervenir.
— Tu savais que ton frère était pédé ?
— Et alors ? C’est quoi le problème ?
— Tu ne vois pas de problème ?
— Bah, non !
— Moi j’en vois un, et un gros.
— Papa, j’ai une question pour toi, lâche Maxime sans se démonter.
— Quelle question ?
— Tu es bien sûr que tu aimes tes enfants ?
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu vois, quand je te regarde faire, moi j’en suis de moins en moins sûr. Si tu les aimais, tu devrais juste te féliciter de ce qui les rend heureux. Et les soutenir, toujours, et encore plus quand ils sont à terre, au lieu de les emmerder !
— C’est quoi tout ce raffut ? gronde l’infirmière qui vient à son tour de débarquer dans la chambre.
— Je vous laisse une minute pour débarrasser le plancher ! Mr Tommasi a besoin de repos, elle nous intime avant de quitter la chambre.
Mr Tommasi senior se tire sans lâcher un mot de plus.
— Pense à toi, pense à guérir, ne te soucie pas de ce qu’il pense, fait Maxime à l’attention de son grand frère. Il est trop con, ne te prends pas la tête à cause de lui.
Le petit brun prend Jérém dans ses bras et le caresse longuement dans le dos.
— Repose-toi bien frérot !
Jérém ne répond pas, l’air abasourdi, absent.
Maxime quitte la chambre à son tour. Mais moi je ne peux me résoudre à en faire de même. Pas avant d’avoir éclairci un point qui me tracasse.
— Jérém…
— Tu es encore là, toi ?
— Tu veux vraiment que je reste ?
— Pas du tout !
— Mais tu as dit que…
— J’ai juste dit ça pour emmerder mon père, il me coupe sèchement. Je veux que tu te casses aussi, j’ai pas besoin de toi, j’ai besoin d’être seul.
— Jérém…
— Mais qu’est-ce que tu ne comprends pas dans les mots « casse-toi ! » ?!?!?!?!
Je quitte la chambre en larmes. Je retrouve Maxime dans le couloir. Il passe un bras autour de mon cou, et tente de me réconforter.
— Pense à ce qu’a dit le type de ce matin dans le train. S’il est invivable, c’est parce qu’il est sous le choc, et parce qu’il a peur pour son avenir, il me glisse. Ce n’est pas lui qui envoie tout chier, c’est la panique qu’il ressent au fond de lui. Et désolé aussi pour le comportement de mon père, il ajoute, il s’est encore comporté comme un crétin !
— Tu n’as pas à t’excuser pour lui.
— Je sais, mais quand-même. C’est mon père, mais parfois il me fout la honte. Comment il peut enfoncer son fils blessé, alors qu’une minute plus tôt il disait regretter de ne pas l’avoir encouragé par le passé ?
— Mon père aussi a mal réagi quand il a appris que j’étais gay.
— Ce qui me fait le plus mal dans sa réaction, c’est qu’il l’ait montrée là, alors que Jérém a le moral au fond du seau. En ce moment, il n’a certainement pas besoin d’affronter l’hostilité de Papa en plus.
— C’est sûr…
La maturité et l’ouverture d’esprit de ce jeune garçon me touchent beaucoup. L’amour inconditionnel qu’il porte à son frère est profondément émouvant.
Nous allons déjeuner et il retourne aussitôt à l’hôpital. Il me demande de le laisser y aller seul, pour qu’il puisse parler à Jérém de frère à frère, et essayer de le calmer.
Le petit brun rentre à l’appart en début de soirée et m’annonce que la double opération de Jérém aura lieu le lendemain matin.
— Comment il va ?
— Il est toujours à cran et très remonté. Il a mal au genou et à la cheville. Et il a surtout peur, très peur.
— Il veut toujours que je parte ?
— Je ne sais pas. Il ne raisonne qu’à travers sa colère, il ne faut pas prendre sa réaction au pied de la lettre. On verra ça demain, après son opération. Si ça se passe bien, peut être que ça lui fera envisager les choses autrement.
— Oui, tu as probablement raison, j’admets.
— Est-ce qu’il a son portable avec lui ? je le questionne.
— Oui.
— Tu crois que je peux lui envoyer un message ?
— Je pense que ça lui fera plaisir. Même s’il ne veut pas l’admettre.
Je lui envoie un SMS aussitôt.
« Bon courage pour l’opération de demain. Je penserai à toi à chaque instant. Je prierai pour toi. Tout va bien se passer, ça ne peut pas se passer autrement. Je t’aime, p’tit Loup ! »
Je passe une nuit d’inquiétude, d’insomnie, de questionnements. Bien évidemment, aucune réponse ne vient de sa part. Pourvu que les opérations se passent bien !
Mardi 11 mars 2003.
J’ai encore très peu dormi de la nuit. La fatigue commence à s’accumuler. Je le ressens physiquement et moralement. Tous mes gestes et mes mouvements semblent me demander un effort décuplé, mes nerfs sont soumis à rude épreuve. J’ai l’impression d’être plongé dans un coltard épais. J’ai l’impression que le mal de crâne ne m’a pas quitté depuis l’accident de Jérém, et qu’il est de plus en plus carabiné.
Quand on n’est pas bien, on a du mal à être optimistes. Ce matin je ne suis pas bien, et je me sens très peu optimiste. La peur m’envahit, s’infiltre partout en moi, dans mon corps, ma tête, mon esprit. L’angoisse me tétanise. Je panique à l’idée que les opérations de Jérém puissent mal se passer. J’ai envie d’être à ce soir. Je donnerais cher pour pouvoir appuyer sur un bouton et zapper une à une les heures de cette journée qui s’annonce longue, comme je le ferais pour accéder à la dernière chanson d’un cd sans devoir écouter toutes celles qui précèdent.
Maxime est lui aussi tendu, et incroyablement silencieux. La peur doit happer son esprit tout autant que le mien.
Nous arrivons à l’hôpital juste avant que le jeune patient soit conduit au bloc. Maxime part le saluer en vitesse. Moi je n’en ai pas le temps. Je vois son lit passer dans le couloir poussé par deux infirmiers.
— Ça va bien se passer, je lui glisse, la voix coupée par les sanglots.
Mais aucune réaction ne vient de sa part. Le lit disparaît dans l’ascenseur, et mon Jérém avec.
L’opération dure une bonne partie de la matinée. Je trouve le temps terriblement long. Je tente de lire les magazines dans le hall, mais je n’arrive pas à focaliser mon attention.
A 11 heures, Jérém n’est toujours pas sorti du bloc.
Il est midi passé lorsque le lit médicalisé de Jérém réapparaît poussé par les deux infirmiers.
— Alors, comment ça s’est passé ? s’impatiente Maxime.
— Le médecin va venir vous voir bientôt.
— C’est quelle chambre déjà ? demande l’un des infirmiers, un petit brun au regard doux et charmant, à son collègue.
— La 401 ! Je t’ai connu plus appliqué, Damien !
— Je suis un peu fatigué… hier soir j’étais de permanence au SDIS.
— Infirmier et pompier volontaire, je tire mon chapeau, mec !
— Merci.
Le chirurgien se pointe une heure plus tard. Il s’entretient avec Maxime pendant de longues minutes.
— Il a dit que les deux opérations se sont bien déroulées, m’annonce le petit brun dans la foulée.
J’ai l’impression qu’un énorme poids s’est envolé de mon cœur. Je prends une longue inspiration et soudain la vie me paraît plus belle.
— Pour la sortie de l’hôpital, il doit voir ça avec le neurologue qui suit le traumatisme crânien.
— Et pour la suite ?
— Pour la suite, il préconise quatre semaines de repos total, puis un transfert au centre à Capbreton pour une rééducation qui va durer plusieurs mois.
— A Capbreton dans les Landes ?
— Oui, c’est ça. Il y a un centre spécialisé pour la remise en état des sportifs blessés.
— Et il a dit quelque chose sur ses chances de rejouer au rugby ?
— Il m’a dit que c’est trop tôt pour se prononcer là-dessus. Il faut voir comment évoluent ses blessures, et les réparations des blessures, dans les semaines à venir. A ce stade, tout reste possible, mais rien n’est gagné non plus.
Le neurologue reçoit Maxime en début d’après-midi. Il lui explique qu’étant donné que Jérém avait déjà eu un traumatisme crânien par le passé, il souhaite le garder en observation pendant encore quelques jours.
— Il semblerait que pendant quelques semaines la commotion cérébrale puisse provoquer un certain nombre de symptômes, il m’explique.
— Comme quoi ?
— Comme des étourdissements, des insomnies, des maux de tête, des angoisses, des pertes de mémoire, la déprime.
— Putain… je souffle, dépité.
— Pendant un certain temps, il va être à fleur de peau. Il va falloir le ménager. Et il faut se blinder… car il risque de tirer à boulets rouges.
Jérém se réveille en fin d’après-midi. Je retourne le voir avec Maxime. Malgré la mise en garde de ce dernier, je ressens au fond de moi un petit espoir qu’il soit dans de meilleures dispositions que la veille. Mais, malgré la bonne réussite de ses opérations, il ne s’est pas calmé, et il est toujours aussi remonté.
— Mais qu’est-ce que vous avez tous à me casser les couilles ? il nous lance, en guise de bonjour. Je n’ai besoin de personne, à part de bons médecins. J’ai envie de voir personne, vous pouvez comprendre ça, oui ou non ? Quand j’aurai besoin de voir quelqu’un, je vous sonnerai, ok ?
— Mais frérot, si on est là, c’est parce qu’on t’aime !
— Je ne veux pas que vous me voyiez dans cet état, c’est si dur à comprendre ? Je ne veux pas voir la pitié et la trouille dans vos yeux ! J’en ai assez en moi, de trouille ! J’ai pas besoin d’ajouter les vôtres, sinon je me jette par la fenêtre !
Jérém est hors de lui. Ça m’arrache le cœur de devoir le laisser dans cet état, mais je comprends son souhait.
— C’est quoi encore ce raffut ! fait la même infirmière qui nous avait déjà grondés hier. Mr Tommasi vient de subir deux opérations lourdes, il lui faut du calme et du repos. Alors je vous demande de sortir. Sortez !
— Voilà, fait Jérém, faites-les sortir, moi ils ne m’écoutent pas !
— Vous êtes bien des gars du Sud, bien sanguins, toujours en train de vous bagarrer ! elle plaisante.
En sortant de la chambre, j’ai le cœur lourd et les joues humides. Je regarde Maxime, et je pense qu’il est aussi triste que je le suis. J’attrape sa main, instinctivement, pour essayer de l’apaiser, pour essayer de m’apaiser.
Nous n’avons pas fait dix pas en dehors de la chambre, lorsque je capte au loin dans le couloir une silhouette masculine aux proportions parfaites, avançant vers nous d’un pas léger, souple, cadencé, élégant. Sa chevelure et sa barbe blonde si reconnaissables me percutent à l’instant où elles traversent ma rétine. Son sourire me frappe de plein fouet. Il m’a reconnu aussi.
— Salut Nico ! me lance Ulysse lorsqu’il arrive près de nous.
— Salut…
— Salut, fait Maxime. Tu es Klein, c’est ça ?
— Oui, lui-même. Et toi tu es ?
— Le frère de Jérém.
— Ah, Maxime, c’est ça ? Ton frère parle beaucoup de toi.
— Nous sommes très proches.
— Alors, comment sont les nouvelles ?
— A priori, l’opération s’est bien passée. C’est le moral qui ne va toujours pas.
— Les blessures au moral ce sont les plus difficiles à réparer, commente le beau rugbyman blond.
— Tu tiens le coup, Nico ? il me questionne, alors que Maxime vient de partir boire un café.
— Ouais…
— Je suis content de te revoir, même si c’est pas pour une occasion joyeuse.
— Ouais…
— Tu lui as parlé ?
— Il ne veut plus me parler, il ne veut plus me voir. Il m’a crié dessus, il veut que je me casse !
— Jérémie n’est pas dans son état normal, il ne faut pas lui en vouloir. Mais tu comptes beaucoup pour lui.
— Il prétend le contraire…
— Il ne faut pas croire les conneries qu’il peut raconter alors qu’il est dans un lit d’hôpital avec une jambe en vrac et la peur de ne plus jamais jouer au rugby au ventre !
— De toute façon, tu le connais mieux que moi désormais ! je lui balance sèchement.
Le fait de le voir là, devant moi, si gentil, si calme, si beau, si viril ravive violemment la blessure encore ouverte au fond de moi. La blessure provoquée par les mots de Jérém, lorsqu’il m’avait balancé à la figure qu’il était attiré par son co-équipier parce que ce dernier était un « homme », celui dont il avait besoin et que je ne suis pas. Ulysse est un homme, et comment il l’est, je le ressens si fort au fond de moi, alors qu’il est tout proche. Il dégage un magnétisme, une aura, un charme fou, auxquels je suis fort sensible, et dont je me sens totalement dépourvu. Je comprends parfaitement pourquoi et comment Jérém puisse se sentir attiré par ce gars. Et en même temps, ça me déchire les tripes de ne pas me sentir à la hauteur de ses attentes.
Ces deux pensées se mélangent dans ma tête avec la violence d’un tambour de machine à laver en plein essorage. Leur mouvement incessant me donne le vertige. Je me sens très mal à l’aise. Il y a quelque chose d’humiliant dans le fait de se trouver nez-à-nez avec celui qui a pris la place que vous occupiez dans le cœur de l’être aimé. Celui qui vous a été préféré. Celui qui possède ce que vous ne possédez pas, les arguments pour retenir celui que vous n’avez pas pu retenir. Je suis aussi terriblement fatigué. Alors, je n’ai pas la force de prendre sur moi. Ce qui me rend distant, sec et cassant.
Ulysse doit sentir mon animosité, puisqu’il finit par se lancer dans une petite mise au point.
— Ecoute-moi, Nico. Je ne sais pas ce qu’il t’a dit, et je ne sais pas ce que tu imagines s’il ne t’a rien dit. Mais il faut que tu saches qu’il ne s’est rien passé entre ton mec et moi.
— Ce n’est plus mon mec !
— Bien sûr qu’il l’est toujours. Ce n’est pas parce que vous vous êtres brouillés pour une connerie que votre histoire est finie. Jérém t’aime à s’en rendre malade.
— C’est toi qu’il kiffe !
— Allons, Nico, ce n’est pas moi qu’il kiffe !
— Il me l’a dit !
— Je lui fais peut-être de l’effet, ok. Mais ce qu’il kiffe par-dessus tout, c’est notre amitié et notre complicité. C’est mon regard qui le porte et qui le pousse à se dépasser. Voilà ce qu’il kiffe chez moi. Jérémie est un grand garçon, mais au fond de lui il a besoin d’être entouré, rassuré, soutenu, encouragé. Dans notre amitié, je tiens plutôt le rôle de « grand frère », comme l’a fait auparavant ce Thibault dont il me parle souvent. Tu dois le connaître, il joue à Toulouse…
Me voilà ému par les mots du beau blond. En quelques secondes, mon esprit passe d’un état de frustration et de jalousie à celui d’une profonde tendresse.
— Oui, je le connais très bien. C’est un garçon formidable, je finis par admettre, enfin un brin détendu.
— Je te promets qu’il ne s’est rien passé entre Jérémie et moi, il revient à la charge. De toute façon, je te mets à l’aise, je ne suis pas gay. Je respecte tout le monde et je ne juge personne, mais les gars, c’est pas pour moi. Et même si c’était le cas, je crois qu’il ne se serait rien passé quand-même. Mélanger le rugby, l’amitié et le sexe, ça ne me paraît pas une bonne idée. Ça risquerait de tout gâcher.
— Je te crois, Ulysse. Mais je ne suis pas du tout certain pour autant qu’il soit encore amoureux de moi.
— Je le répète et je signe, il continue sur un ton calme mais de plus en plus ferme, ce garçon est profondément amoureux de toi, quoi qu’il puisse raconter comme connerie. Et à partir de maintenant, il va avoir besoin de toi comme jamais. Si tu l’aimes, et je suis certain que c’est le cas, ne le laisse pas tomber, surtout pas maintenant.
— Mais comment veux-tu que je l’aide, alors que je ne peux même pas l’approcher sans me faire jeter !
— Tiens bon. Dis-toi toujours et encore qu’il ne t’en veut pas à toi, mais à sa blessure. Il n’est pas en colère contre toi, mais contre le fait qu’il ne pourra pas terminer la saison qu’il avait si bien démarrée. Mais il va finir par se calmer. La colère finit toujours par fatiguer son homme. Tu connais la fable du Chêne et du Roseau ?
— Je crois, je ne sais plus…
— Sous les vents redoutables, le Chêne tente de résister et se fait déraciner. Alors que le Roseau plie, mais il tient bon, il récite par cœur. Sois Roseau, Nico ! La tempête va arriver, mais elle repartira. Et tu seras toujours debout après son passage.
Les mots d’Ulysse me touchent énormément. Ce garçon a l’air sincère, et mon instinct me dit que c’est un chouette type. Un type vraiment formidable, comme Thibault justement.
Malgré tout, je passe une nuit horrible. Je ne sais pas comment me comporter. Rester à Paris, pour quoi faire ? Si je retourne voir Jérém, je suis sûr de me faire jeter. Et si je n’y retourne pas, à quoi bon rester ? Pour faire quoi ? Pourquoi rater mes cours ?
Mais repartir de Paris, alors que Jérém est dans cet état de détresse physique et psychologique me semble inconcevable. L’idée de rentrer à Bordeaux maintenant me donne envie de crever.
Mais comment retourner auprès de lui, après qu’il m’a crié qu’il ne m’a jamais aimé ?
J’ai beau me dire que c’est la frustration, le choc, la souffrance qui lui font dire ces mots qu’il ne pense pas. C’est quand même sacrément rude à encaisser.
J’ai encore oublié de rappeler Ruben, alors qu’il m’a appelé deux fois dans la journée. Je m’en veux de lui mentir, d’être absent. Mais pour l’instant, ça c’est le cadet de mes soucis.
Mercredi 12 mars 2003 au matin.
Le lendemain matin, je ne sais toujours pas ce qu’il convient de faire. Ou plutôt comment il convient de le faire. Je sais que je ne peux pas rentrer à Bordeaux. Mais quel comportement adopter vis-à-vis de Jérém ? Comment arriver à lui faire accepter ma présence ?
J’en parle avec Maxime. Le petit brun est plutôt de l’avis de lui laisser un peu le temps d’encaisser le choc.
— Rentre à Bordeaux, Nico. De toute façon Jérém est trop en pétard en ce moment, ça ne servirait à rien d’aller le voir et de le contrarier. Je vais rester quelques jours, je vais essayer de lui parler. Je t’appellerai quand il se sera un peu calmé, et tu reviendras le voir si tu veux bien.
Ça me fend le cœur de partir alors que Jérém sort tout juste de l’opération, alors qu’Ulysse m’a certifié qu’il aurait besoin de moi plus que jamais en ce moment. Mais Maxime a raison, ça ne servirait à rien de le contrarier et de me faire jeter.
Mercredi 12 mars 2003 au soir.
De retour à Bordeaux, je ne cesse de penser à Jérém, à son état d’esprit, à sa colère, à sa souffrance, à ses craintes pour son avenir sportif. Je voudrais tellement être à ses côtés, je voudrais tellement qu’il m’ait permis de rester.
Je sais que ma place est à côté du garçon que j’aime, un garçon blessé dans sa chair, dans son esprit, dans son rêve de gosse. Le fait que son frérot soit resté à ses côtés me rassure un peu mais n’enlève rien à ma frustration et à ma tristesse.
Je n’ai pas la tête à mes cours, je déprime dans mon petit studio comme un animal en cage.
Je suis trop mal, je n’ai pas le cœur à aller voir Ruben. Le jeune Poitevin commence à s’impatienter, à poser des questions. Je lui dis que je ne vais pas bien et que j’ai besoin de quelques jours pour aller mieux. Il me dit qu’il m’attendra.
Chaque soir Maxime m’appelle pour me donner des nouvelles de son frère. Les derniers examens neurologiques sont plutôt rassurants, Jérém va sortir de l’hôpital dimanche matin. Ils vont l’envoyer à la maison pendant trois semaines, puis direction Capbreton pour une prise en charge par une équipe de professionnels.
De temps en temps, j’envoie des SMS à Jérém.
« J’espère que tu vas bien. Je t’aime, p’tit Loup ! ».
« Je te souhaite que tout se passe bien. Je pense toujours à toi, p’tit Loup ! ».
« Je suis sûr que tout va s’arranger, mon amour ».
« Je suis heureux que tu sortes de l’hôpital, p’tit Loup ».
Mais jamais un seul message ne vient de sa part.
Les semaines suivantes, je retrouve le chemin des cours. Mais sans grande motivation. Je revois Ruben, là aussi sans grande motivation. Je n’ai pas envie de coucher avec lui, je n’ai pas du tout la tête à ça. Il me trouve triste et soucieux et il veut savoir ce qui se passe. Je n’ai plus la force de mentir.
— Il faut que je te dise quelque chose.
— Tu n’étais pas à Toulouse, hein ?
— Non…
— Tu es encore allé retrouver ton rugbyman comme l’été dernier ?
— Oui, mais c’est pas ce que tu penses…
— T’as encore couché avec lui ?
— Non, pas du tout. Je suis allé le voir parce qu’il a eu un très grave accident au rugby.
— Grave comment ?
— Il a le genou et la cheville en vrac.
— Et tu es parti lui remonter le moral ?
— L’accident était tellement horrible, je ne pouvais pas ne pas aller le voir. Mais je n’ai rien pu faire, il ne veut plus me voir.
— Pourquoi tu m’as encore menti ? Il me semble qu’on avait dit qu’il n’y aurait plus de mensonges entre nous.
— Je sais. Mais ça a été tellement soudain. Tout s’est enchaîné très vite. J’ai paniqué et j’ai encore pris la mauvaise décision. Je suis impardonnable. Je suis désolé.
— Tu es toujours amoureux de ton ex. Tu as voulu être proche de lui dans cette épreuve, et je le comprends. Mais moi je ne peux pas t’attendre indéfiniment, et je ne peux pas me contenter de ce mode de fonctionnement. Je t’aime, Nico, mais nous deux ce n’est vraiment pas possible, il faut se rendre à l’évidence. Je te souhaite tout le bien possible pour la suite, mais moi je dois avancer, j’ai besoin d’un mec qui soit à 100% avec moi.
— Je comprends. Tu es un garçon formidable Ruben, et tu vas trouver un garçon aussi formidable que toi et qui va te rendre heureux. Je regrette de ne pas pouvoir être ce garçon.
Jeudi 20 mars 2003.
Après des mois d’annonces et de révélations au sujet de l’arsenal militaire de Saddam, l’offensive en Irak est lancée. Des Boys vont partir à la guerre, y laisser leur jeunesse, leur santé physique, mentale, leur vie. Ils vont y aller de leur propre chef, mais poussés par une machine de propagande bien huilée. L’oncle Sam n’a pas encore fini de raconter l’histoire comme il l’entend et de faire croire que sa version est La Vérité. Des populations démunies vont souffrir à cause d’enjeux géopolitiques qui les dépassent et dont elles ne sont que des pions.
La guerre en Afghanistan est toujours là, dix-huit mois après son lancement. Cette chasse au terrorisme qui selon ses promoteurs devait être rapide et chirurgicale s’enlise dans ces montagnes désertiques, et les résultats se font attendre. Houssama est toujours aux abonnés absents, et le coût humain ne cesse de grimper de jour en jour. Et encore, on ne sait certainement pas tout.
Le traumatisme des avions du 11 septembre est toujours présent dans l’esprit collectif. La peur des attentats est partout, dans les médias, dans le débat public, dans la tête de tout un chacun.
Petit Portoricain, bien intégré quasiment New-Yorkais
(…) Petite fille Afghane, de l'autre côté de la Terre
Vendredi 21 mars 2003.
Dix jours après les interventions chirurgicales subies par Jérém, le printemps ne démarre pas sous les meilleurs auspices. Les nouvelles de Paris rapportées par Maxime ne sont pas vraiment rassurantes.
— Son moral est de pire en pire. Il dort très peu, et parfois il est confus, il a du mal à se rappeler les choses. Il est taciturne, nerveux, irritable. Et puis il y a ces terribles migraines qui ne le lâchent pas. Il n’a envie de rien. Il ne fait que fumer, boire des bières à longueur de journée et regarder la télé.
J’entends des bruits de voiture derrière lui. Visiblement le petit brun est dans la rue, j’imagine qu’il m’appelle en cachette de son frère pour ne pas se faire engueuler.
— Le neurologue dit que ce sont des symptômes normaux après une commotion cérébrale et qu’ils vont progressivement disparaître en quelques semaines. Mais en attendant, je ne reconnais plus mon frère. J’essaie de garder le moral, j’essaie de me montrer optimiste devant lui. Mais c’est dur d’être à ses côtés.
Je sens que le petit brun est à bout de nerfs et qu’il a du mal à tenir le coup.
— Dans quelques jours il va partir à Capbreton, et il ne veut surtout pas entendre parler que je puisse le suivre là-bas. Mais ça m’arrache le cœur de le laisser partir seul, dans cet état.
— Il va être pris en charge par les meilleurs spécialistes, je tente de le rassurer.
— Je sais. Mais s’il va toujours aussi mal, il ne se donnera pas à fond pour remonter la pente. Le fait est qu’il n’y croit pas. Il pense qu’il est foutu et que plus jamais il ne jouera au rugby. Il est tellement négatif qu’il me fiche les boules à moi aussi. Il ne me parle plus. Parfois, j’ai l’impression de voir un animal blessé qui se laisse mourir.
— Tu as beaucoup de mérite à rester à ses côtés.
— Je ne lui apporte rien, il est de plus en plus mal.
— Si, tu lui apportes beaucoup. Il t’adore, et si tu n’étais pas avec lui, il serait encore plus mal. J’aimerais tellement venir te relayer pour que tu te reposes un peu… j’ajoute.
— Il ne veut voir personne. Il tolère juste ma présence, et encore !
— Et il ne veut surtout pas me voir, moi, j’imagine…
— J’avoue que j’ai du mal à comprendre ce qui se passe dans sa tête. Je veux bien qu’il ait sa fierté, qu’il ne veuille pas se montrer diminué. Mais putain, on l’aime, et c’est tout ce qui compte !
Lorsque je raccroche mon portable, j’ai un goût très amer dans la bouche. Jérém est au plus mal, et même Maxime commence à perdre pied. Je me sens impuissant, frustré, consterné.
J’ai envie de pleurer. La solitude de mon petit studio me pèse. J’ai besoin d’entendre une voix familière, bienveillante, rassurante.
J’appelle Thibault. Je discute longuement de l’état de Jérém avec lui, ainsi que du fait que Maxime a de plus en plus de mal à tenir le coup. Au bout d’une demi-heure de conversation, le beau rugbyman me lance :
— Tu peux te libérer jeudi prochain ?
— Oui, pourquoi ? je bafouille, surpris.
— Je monte le voir à Paris. Tu viens avec moi ?
— Mais avec grand plaisir !
Jeudi 27 mars 2003.
Lorsque j’arrive à la gare Montparnasse, Thibault m’attend à côté de la ligne de métro. Ça fait du bien de retrouver un visage connu dans cette ville où tout m’est inconnu. Le jeune pompier me fait la bise et me serre fort dans ses bras. Sa présence, son attitude, son torse, ses bras sont tellement rassurants !
Après un passage par le métro, nous débarquons à l’appart de Jérém par surprise. En fait, la surprise n’est que pour ce dernier, car Maxime est au courant.
— Il va de soi que ce n’est pas le bon moment pour que Jé apprenne ce qui s’est passé entre nous, me glisse Thibault alors que nous montons par l’ascenseur.
— Il va de soi…
— Je ne regrette toujours pas, au contraire. Je dis juste que ce n’est pas le bon moment, il s’empresse de préciser.
— J’avais bien saisi, et je te suis à 100%.
Thibault sonne à la porte. Un instant plus tard, le petit brun nous accueille avec un sourire dans lequel il n’est pas difficile de deviner une insistante note de tristesse.
— C’est qui ? j’entends Jérém le questionner depuis le séjour.
— C’est quelqu’un qui vient te voir.
— Je ne veux voir personne.
Ça promet…
Maxime nous fait rentrer. L’appart empeste la fumée de cigarette et le joint. Jérém est affalé sur le canapé, la jambe enserrée dans une botte de maintien, posée sur la table basse. Il est tout habillé avec un jogging blanc à bandes noires. Deux béquilles sont posées contre le canapé, à côté de lui. Sur le meuble à sa droite, un cendrier rempli à ras bord de mégots trône juste à côté d’innombrables bouteilles de bière vides.
— Jé, mon pote ! lui lance Thibault.
— Thib !
Jérém a l’air surpris de voir son pote débarquer, mais pas contrarié. Il a même l’air très touché. Et ému. Thibault se penche vers lui et le prend dans ses bras. Il l’embrasse deux fois sur la joue et lui caresse le cou et la nuque.
— Salut, Jérém, je lui lance, lorsque l’accolade entre les deux potes prend fin.
— Salut… il me lance assez froidement, le regard ailleurs.
Ce n’est pas encore un accueil qu’on caractériserait de chaleureux, mais il y a du mieux par rapport à la dernière fois. Déjà, je ne me suis pas fait jeter !
— Ça vous dit si je fais des pâtes ? nous demande Maxime.
— Parfait ! lui répond Thibault.
— Comment tu vas, mon petit Jé ? enchaîne l’adorable pompier.
— Comme tu le vois, comme une épave !
— Mais qu’est-ce que tu racontes ! Tu oublies que j’ai été mécano et que je sais très bien reconnaître une épave d’une belle voiture accidentée. Toi, tu es une très belle voiture accidentée. Une fois réparé, tu vas être comme neuf.
— Non, tu te trompes, je suis une épave. Je ne serai jamais comme neuf.
— Tu crois que tu es le premier joueur de rugby à subir ce genre des blessures ? Et qu’il n’est pas possible d’en guérir et de revenir au top ?
— Le chirurgien n’y croit pas lui-même ! Et quand même le mécano ne croit pas en la réparation de la voiture qu’il vient de passer sur le pont, je te fais pas un dessin !
— Le chirurgien n’a jamais dit qu’il n’y croit pas, intervient Maxime. Il dit juste qu’il a besoin de voir comment tes lésions guérissent avant de pouvoir faire un diagnostic fiable.
— Il y a des réparations qui demandent du temps, avance Thibault.
— Ouais, ouais.
— Là, il ne se passe rien parce que tu es en phase de cicatrisation et que tu ne peux rien faire, avance le demi de mêlée. Tu te fais chier et tu ne vois aucun progrès. Mais quand tu seras à Capbreton, tu vas progresser.
— J’espère qu’ils ont un service spécialisé dans les miracles, fait Jérém, l’air complétement désabusé.
— Pour guérir, il faut y croire. Je suis passé par là, après mon accident à AZF. Oui, ma blessure était moins grave que la tienne. Mais j’ai eu des doutes comme toi, j’ai eu peur comme toi. Et pour m’en sortir je me suis raccroché à un but, celui de retrouver ma forme d’avant et de retourner jouer. Il faut être patient, et ne pas vouloir que les choses aillent trop vite.
— Oui, oui, allez, parlons de choses plus marrantes, j’entends Jérém balayer le sujet d’un revers de main. Avant d’enchaîner sur un tout autre sujet : Tu as des nouvelles de Thierry et de Thomas ?
Thibault n’insiste pas, et il suit Jérém sur ce nouveau terrain. Pendant l’apéro et le repas, les deux potes d’enfance renouent avec leur complicité d’antan en évoquant leurs potes de Toulouse, leur vie d’avant, leurs expériences communes, leurs souvenirs du rugby. Jérém s’anime peu à peu au contact de Thibault. Ce dernier sait le faire réagir, et même le faire sourire. Il le connaît tellement bien. Et il est tellement sensible, avisé, psychologue.
Son tact est tel qu’il arrive à tout lui dire sans le braquer.
— Jérém, ton frère à l’air fatigué, il lui balance au détour d’une conversation.
— Je sais, je suis un véritable boulet en ce moment. Et mon frérot est un ange, il a du mérite à rester ici avec moi.
— Dans quelques jours je pars pour Capbreton, je te libère, il lance à Maxime.
— Ça va être long, fait le petit brun, à moitié en rigolant, à moitié sérieux.
— Si Maxime doit reprendre ses cours, je peux rester quelques jours jusqu’à ton départ à Capbreton… je lance.
Jérém me regarde de travers.
— Et tes cours ? me questionne Thibault.
— Je les rattraperai plus tard.
— Je n’ai pas besoin de ton aide, je me débrouillerai tout seul, me balance Jérém sèchement.
— « Tout seul », tu vas déprimer à fond, lui glisse Thibault.
— Je sais me gérer, merci, il s’agace.
— Pourquoi tu ne veux pas que je reste ? je le questionne.
— Je ne veux pas de ta pitié ! il me crie dessus.
— Je n’ai aucune pitié pour toi, je veux juste te filer un coup de main ! je m’emporte à mon tour.
— Bon, vous nous cassez les couilles tous les deux, fait Thibault, l’air facétieux. Hein, Maxime, qu’ils sont insupportables ces deux-là ?
— Un peu…
— Nous on va prendre un café, et vous vous arrangez pour vous calmer d’ici que nous soyons revenus, continue le jeune pompier.
— Avec grand plaisir ! fait le petit brun qui a de toute évidence compris le but de la manœuvre de Thibault, celui de permettre à Jérém et moi de rester un peu seuls pour régler nos histoires entre nous.
La porte vient tout juste de se refermer derrière les deux adorables petits mecs, que déjà le silence devient assourdissant. Je sens sa colère, sa mauvaise humeur, sa contrariété, son hostilité jamais dissipées. Bref, que des ondes négatives. J’ai envie de briser ce silence de plomb, mais j’ai peur de me faire rembarrer. Je choisis d’attaquer par un truc marrant.
— Tu sais que depuis que tu joues au Stade, mon père est ton premier fan ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?
— Il adore te regarder jouer, il dit que tu es un sacré ailier !
— Maintenant je ne suis plus qu’une merde. Tu peux lui dire qu’il ne me reverra plus jamais jouer.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que c’est vrai ! C’est foutu pour moi, je suis foutu.
— Non, tu es juste convalescent.
— Je ne rejouerai plus jamais au rugby.
— Je te promets que si !
— Casse-toi, Nico, qu’est-ce que tu fiches encore ici ?
— J’aimerais rester là pour t’aider, et pour que tu ne sois pas seul.
— Je t’ai déjà dit que n’ai pas besoin de ton aide. De toute façon tu ne peux pas me rendre mon genou et ma cheville !
— Non, c’est sûr. Mais je pense que je peux te faire à manger, t’aider à t’habiller, aller te chercher les cigarettes. Et te faire des câlins si tu en as envie. Tiens, je peux même essayer de jouer à la PS si vraiment tu insistes…
— Tu serais nul à chier, et je m’ennuierais à mort !
Ah, voilà enfin un point d’accroche pour le faire réagir. Il a fallu chercher longtemps !
— Tu vas m’apprendre…
— Tire-toi, Nico, oublie-moi, c’est ce que tu as de mieux à faire ! Va retrouver ton type à Bordeaux !
— Il n’y a plus de type à Bordeaux.
— Il y en aura d’autres. Vas-y, vis ta vie et fiche-moi la paix !
— Ma vie, c’est toi, Jérémie Tommasi. J’ai beau essayer de m’éloigner de toi, de t’oublier, je n’y arrive pas. En fait, je ne le veux pas.
— Si tu restes, je vais te pourrir l’existence, je vais te rendre fou !
Dans sa voix, je sens que la colère laisse peu à peu la place au désarroi, à la désolation. Jérém n’a plus la force de se battre. Il est en train de se noyer.
— Ça fait cinq ans que tu me rends fou !
— Je vais encore te faire du mal, je finis toujours pour te faire du mal !
Je sens que sa tension intérieure va bientôt éclater.
— Je tiens le coup, comme tu le vois…
Soit il va me gueuler dessus, soit…
— Si tu savais comme je suis mal ! je l’entends me glisser, la voix cassée par des sanglots étouffés, refoulés.
… soit, il va lâcher prise et laisser les larmes diluer sa souffrance.
J’avais pressenti que ce coup-ci la colère laisserait la place aux larmes. Pendant nos échanges, Jérém ne m’a pas trop donné l’occasion de croiser son regard. Mais du peu que j’ai pu en capter, j’ai vu à quel point cet accident l’a affecté. C’est dur de voir que quelque chose s’est brisé au fond de son regard. Que son assurance, sa confiance en l’avenir, et une certaine insouciance de jeunesse ont disparu en laissant la place à la peur.
Je m’approche un peu plus de lui, je le prends dans mes bras. J’ai toujours peur d’un rejet inopiné, mais je prends sur moi.
Jérém tente d’abord de me repousser, de se débattre. Mais le cœur n’y est plus. Le beau brun dépose vite ses armes, visiblement épuisé. C’est un épuisement mental, moral, plus que physique. Je le serre très fort contre moi. Je le caresse doucement, je pose quelques baisers légers dans son cou. Les sanglots deviennent plus sonores, ils secouent son torse.
C’est dur de voir Jérémie pleurer. Ses larmes passent de ses joues aux miennes, et elles me communiquent toute sa souffrance. Une souffrance refoulée, pleine de colère, une colère pleine de désespoir.
— Va-t’en, Nico, pars loin d’ici ! Tu vois pas que je suis en train de couler ? Ne coule pas avec moi !
— Je ne partirai que quand tu iras mieux. Et personne ne coulera. Je te promets que tu iras mieux. Je te promets qu'un jour tu joueras à nouveau au rugby et encore mieux qu’avant l’accident. Je te promets qu’un jour tu gagneras le Top16 avec le Stade. Mais pour ça, il faut y croire. Pour cela, il faut continuer à croire en tes rêves.
Oui, je sais que je distribue de l’espoir à crédit, à découvert, sans me couvrir d’aucune garantie, en prenant un risque fou. Mais en voyant Jérémie dans cet état je ne peux faire autrement que tenter de lui donner de l’espoir, coûte que coûte. J'ai besoin d'y croire et je veux qu'il commence à l'envisager lui aussi.
Je pense aux mots du chirurgien du train :
« Et surtout, il faut s’arranger pour qu’il n’arrête jamais d’y croire, même s’il prétend le contraire. Car l’espoir est l’élément clé de la guérison. Il n’est bien évidemment pas suffisant, mais il est terriblement nécessaire ».
— Tout est possible, tant qu’on continue à rêver, je lui glisse, alors que mes sanglots se mélangent aux siens.
If I Can Dream.
And while I can think, while I can walk/Et tant que je peux penser, tant que je peux marcher
While I can stand, while I can talk/Tant que je peux me tenir debout, tant que je peux parler
While I can dream, please let my dream/Tant que je peux rêver, s’il vous plaît laissez mon rêve
Come true…. Right now !/Devenir réalité…. Maintenant !
Let it come true right now !/Laissez-le se réaliser, maintenant !