18 Septembre 2022
Mardi 8 avril 2003.
Le lendemain, je rejoins le Centre de rééducation de Capbreton en passant par la plage. Je marche sur le sable, je m’emplis les yeux du mouvement incessant des vagues, je me laisse emporter par le bruit de l’océan. J’ai l’impression que ce déferlement d’énergie visuelle et sonore vient jusqu’à moi, en moi, et me recharge à bloc.
Après cette petite marche matinale, je me sens revigoré, et plein d’optimisme. Pas dégueu comme trajet au saut du lit pour les prochaines semaines. Pourvu que tout se passe bien pour Jérém !
Je suis au Centre à 9 heures, et j’attends tout le reste de la matinée pour voir Jérém. Il est 13h30 passées lorsque le bobrun revient de la batterie d’examens préalables au démarrage de sa rééducation.
— J’ai l’impression d’avoir passé plus d’examens ce matin que pendant toute ma vie. Ça n’en finissait plus ! il s’exclame.
— Alors, ils t’ont dit quelque chose ?
— Non, rien. Je dois voir mon médecin référent en fin d’après-midi pour faire le point.
— Je suis sûr que tout s’est bien passé.
— On verra. Pour l’instant je vais manger, je meurs de faim.
Je rentre manger aussi. J’en profite pour faire une petite sieste et pour faire quelques courses. Je reviens au Centre vers 18h00, avant le repas du soir. Je suis optimiste, j’ai besoin d’être optimiste.
Mais mon optimisme va être de courte durée. Ce soir, Jérém tire la mine des mauvais jours. Son regard est noir et fuyant, et tout dans son attitude dégage la déception et la colère.
— Salut, Jérém, ça va ? je lui tends le bâton pour me faire battre.
— Non, ça ne va pas ! il explose aussitôt.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il se passe que le tendon du pied n’a pas cicatrisé comme il aurait dû. Il semblerait que l’opération ait foiré. Je suis foutu !
— Ne dit pas ça ! Il a dit quoi exactement, le médecin ?
— Il pense que c’est à surveiller, et qu’il faut y aller mollo avec la rééducation, sinon il risque de péter à nouveau. La rééducation va prendre des plombes, je ne vais pas tenir !
— Si, tu vas tenir. Tu vas tenir parce que c’est ta seule chance, ta seule option pour espérer rejouer un jour.
— Je suis fatigué, j’ai pas envie !
— Tu dois au moins essayer. Essayer c’est le premier pas pour y arriver.
— C’est ça, oui !
— De toute façon, tu dois y arriver, sinon je vais aller me faire péter la gueule par les gars de Châteauroux ! j’essaie de le faire rire.
Mais Jérém n’est pas en état de rigoler, et ma petite vanne tombe à plat.
— En plus, je me suis fait pourrir à cause des joints !
— Ils l’ont vu aux examens ?
— Oui, et à partir de maintenant, c’est interdiction complète.
— Je t’avais dit, Jérém !
— Il m’a interdit l’alcool et la cigarette, aussi…
— La cigarette ?
— Il m’en laisse dix par jour. Je vais devenir fou.
L’heure du dîner arrive. Je le trouve à nouveau découragé, pessimiste, négatif, et ça me brise le cœur de devoir le laisser.
Je ne suis pas vraiment bien lorsque j’arrive à l’appart. La solitude me pèse ce soir. Heureusement, j’ai pensé à apporter ma radio cd et quelques CD pour avoir un peu de compagnie.
Mais lorsque j’ai le moral au fond des chaussettes, comme ce soir, aucun CD ne me fait envie. Alors j’allume la radio, et je délègue à un programmateur musical le choix de ce que je vais écouter.
Une surprise m’attend ce soir-là. A l’issue d’une page interminable de pub, et alors que mes pâtes sont presque prêtes, une voix sort de la radio, traverse le vide du petit séjour, rentre dans mon pavillon auriculaire, fait vibrer mon martelet, pénètre dans mon cerveau, et pointe direct vers mon cœur. Là, elle provoque un feu d’artifice. Quelques mots a cappella scandés par une voix que je reconnaîtrais entre mille, malgré les filtres et autres artifices.
Do I have to change my name
Will it get me far
Should I lose some weight
Am I gonna be a star
(…)
American life…
J’étais au courant que son retour dans l’actualité musicale était imminent. Mais avec tout ce qui s’est passé en quelques jours, j’avais perdu tout ça de vue.
Et là, c’est la claque. Un nouveau titre, dans un style épuré, avec des sons percutants, et d’une grande élégance. Cette voix, cette présence, est la petite note positive qui me permet de ne pas me noyer dans les inquiétudes qui assombrissent à nouveau l’horizon de Jérém. Et le mien, par ricochet.
Décidemment, Madonna est toujours là quand j’ai besoin d’une voix familière, elle accompagne ma vie et me donne de la joie, souvent au moment où j’en ai le plus besoin.
Son effronterie, son énergie, sa façon d’être ce qu’elle veut, faisant fi des contraintes sociales, ouvrant de nouveaux possibles en dehors des préjugés, de l’ordre établi, sa façon de donner de la visibilité aux minorités dans ses chansons – Vogue, s’il ne faut en citer qu’une – minorités dont je fais partie, cela me parle et me touche au plus haut point.
Sa façon d’exprimer sa sexualité, ses envies, ses désirs, ses fantasmes (c’est dans son livre Sex que j’ai vu pour la première fois deux hommes s’embrasser) de façon décomplexée, déculpabilisée, sa façon de faire ce qu’elle veut et de profiter de la vie comme elle l’entend, cela me fait rêver, alors qu’au fond de moi je sens et je sais que la société me censure à cause de ma différence.
Son côté à la fois icône et iconoclaste est explosif.
Je penserai toujours à cela, à cette joie que j’ai ressentie à chacune de ses sorties discographiques, à cette sensation rassurante d’avoir une amie artiste qui ne me laisse pas tomber, qui est là à chacun des tournants de ma vie, j’y penserai toujours tant d’années plus tard, lorsque l’âge la rattrapera, l’entraînant dans une dérive sans fin. Et ma tendresse à son égard ne flanchera jamais.
Mercredi 9 avril 2003.
Le lendemain matin, je mate le Morning Live. Je prends sur moi et je m’accroche pour ne pas me laisser décourager par les niaiseries de mauvais goût dont cette émission a le secret. Mon effort et mon dévouement finissent par être récompensés car je finis par tomber sur le clip que j’attendais.
Do I have to change my name
J’apprends par les bandeaux qui s’affichent en bas de l’écran que ce clip serait une version très édulcorée de l’original, version que Madonna aurait réalisée dans l’urgence, la première ayant été boycottée par MTV car jugée trop polémique à l’égard du président des Etats-Unis et de sa décision de mener une guerre contre l’Irak. Notamment dans un contexte où les médias américains commençaient à parler des premiers boys tombés dans le désert à 10000 bornes de chez eux.
J’ai l’impression que depuis le 11 septembre, le monde est en train de devenir fou. Quand je pense à ces jeunes garçons qui perdent leur vie à la guerre, j’en ai mal au cœur.
La vie est cruelle, et elle l’est aveuglement. Elle s’est acharnée sur Jérém. Oui, Jérém est blessé. Mais au moins, il n’est pas à la guerre. Je ne me sens pas bien de penser à cela, mais je ne peux m’en empêcher.
J’ai eu l’occasion de voir le planning de Jérém, et je sais que ce n’est pas la peine d’arriver au Centre trop tôt le matin. Je profite de ma matinée pour ouvrir enfin les livres de cours.
Je retourne au Centre vers l’heure du déjeuner. Je retrouve Jérém dans la salle commune, comme convenu. Il n’a pas l’air ravi. La première séance de rééducation a été douloureuse.
— Ils t’ont fait faire quoi ?
— Piscine et vélo d’appart. Ils m’ont pris pour une mémé qui veut maigrir ! Je ne vais jamais récupérer avec ça !
— Patience, Jérém, patience !
Le lendemain, le moral de Jérém est toujours en berne.
— Regarde tous ces mecs en fauteuil roulant, en béquilles, avec des attèles, des pansements, il me lance, alors que nous prenons un café dans la salle commune. Il y a beaucoup de sportifs, et certains y sont depuis des mois. Ils triment du matin au soir, et beaucoup d’entre eux n’y arrivent pas, ils n’y arriveront jamais !
— Toi, tu y arriveras.
— Je ne veux pas rester ici des mois, il continue, sans prêter cas à mes mots. Cet endroit, c’est une putain de casse de luxe pour sportifs abimés. Cet endroit me fiche les boules !
— Pour quelques-uns qui n’y arrivent pas, tant d’autres y arrivent ! Autrement, la renommée de cet endroit ne s’expliquerait pas !
— J’ai entendu un mec qui disait que les clubs nous garent ici en attendant la fin de notre contrat.
La morosité et le pessimisme de Jérém perdurent pendant de longs jours. Ce n’est qu’au bout de presque deux semaines de rééducation que les choses semblent prendre un nouveau pli. Le jeune ailier semble prendre confiance dans le programme de rééducation, et il semble enfin voir des progrès.
J’ai même l’impression qu’il commencerait à reprendre espoir, même s’il s’en défend. Mais je sais désormais interpréter son attitude, sa communication non verbale. Et son regard. Et dans ce dernier, je revois enfin cette étincelle, cette flamme qui m’emplit de joie. Je vois dans ses yeux que, même s’il prétend le contraire, il a recommencé à y croire. Je n’ai pas oublié les mots du chirurgien rencontré dans le train, et je me rends compte à quel point ils étaient justes.
Oui, le moral de Jérém semble s’améliorer. Mais une visite surprise va le remettre sérieusement en pétard.
Mardi 22 avril 2003.
Le lendemain du week-end de Pâques, je me pointe au Centre sur le coup de midi, comme d’habitude. Lorsque Jérém débarque avec ses béquilles, je vois son regard s’assombrir en une fraction de seconde et devenir si noir que le ciel avant un orage violent.
Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai fait, encore ? Qu’est-ce que je vais prendre, encore ?
— P’tit Loup, je tente de l’amadouer.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? je l’entends rugir, la voix chargée de colère et d’agressivité, le regard ailleurs.
— Mais Jérém, qu’est-ce que…
— Pas toi, elle ! il me coupe sèchement.
C’est là que je remarque une dame assise dans un coin, à l’écart. Elle doit avoir une quarantaine d’années, elle est brune, et assez élégante. Jérém la regarde fixement et la fusille du regard.
— Jérémie, mon chéri. Je voulais savoir comment tu allais. Tu ne réponds pas à mes coups de fil.
— Si je ne réponds pas, c’est parce que je n’ai pas envie de te parler, et encore moins de te voir.
— J’ai le droit d’avoir envie de savoir comment va mon fils, non ?
Ah, voilà une bonne surprise. « Belle-mère » est là. Pas sûr que la réunion familiale sera pour bientôt.
— Ah, tu te souviens que tu as des fils que quand ils sont à l’hôpital !
— Jérémie, mon chéri…
— Arrête de m’appeler « mon chéri », ça fait dix ans que je ne le suis plus. Et ça fait dix ans que tu n’es plus ma mère ! Maintenant fiche le camp, je ne veux plus te revoir ici.
Jérém fait demi-tour et disparaît dans l’ascenseur.
Je regarde cette femme. Elle a l’air défaite. Jérém n’y est pas allé de main morte. Je connais l’animosité qu’il garde en lui vis-à-vis du fait que sa mère l’a abandonné pour refaire sa vie, mais je trouve qu’il a été très dur.
— Ça va, Madame ? je lui demande.
— Pas vraiment.
— Il n’est pas bien en ce moment.
— Je sais. Mais dites, vous connaissez Jérémie ?
— Oui, on était au lycée ensemble. Et on est restés potes depuis. Je m’appelle Nicolas.
— Et tu es venu lui rendre visite ?
— En fait, j’ai un appart pas loin, et je viens le voir de temps en temps.
— Je peux vous demander comment il va ?
— Il a eu beaucoup de mal après son accident. Là, depuis quelques jours, ça semble aller mieux. Les réparations au genou et à la cheville semblent bien évoluer et la rééducation commence à porter les premiers fruits.
— Je suis soulagée. Désolée que vous ayez dû assister à cette dispute.
— C’est rien.
— Vous savez, c’est compliqué entre mon garçon et moi.
— Je sais…
— Il vous a parlé de moi ?
— Oui, je sais que vous avez divorcé de son papa quand il était ado.
— Je sais que j’ai fait beaucoup de mal à mes garçons, et Jérémie en a souffert plus que son frère.
— Vous aviez certainement vos raisons.
— Je n’aimais plus leur père, et j’ai suivi l’homme que j’aimais. Et la vie m’a amenée sur d’autres chemins. Je me suis installée à l’autre bout de la France, j’ai monté une entreprise avec mon nouveau compagnon, et je suis très vite retombée enceinte. J’ai deux autres enfants, une fille de 9 ans et un garçon de 8. Mon choix peut paraître égoïste, mais je n’ai pas pu faire autrement. Je ne pouvais pas m’occuper de deux familles. Mais je n’ai jamais cessé de penser à Jérémie et à Maxime. Jamais. J’ai essayé de reprendre contact à plusieurs reprises, mais j’ai toujours rencontré l’hostilité de leur père, et la leur aussi. Avec Maxime, j’ai enfin pu rétablir un contact il y a quelques mois. Pas avec Jérémie. Ça me fend le cœur que Jérémie me déteste à ce point, elle s’exclame tristement.
— Il a énormément souffert parce que vous lui avez énormément manqué.
— Je sais. Mais dis-moi, quel genre de garçon est aujourd’hui, Jérémie ? Je veux dire… avant l’accident.
— Avant l’accident, ça faisait un moment que je ne l’avais pas vu. Il était très pris par le rugby et…
— Mais depuis qu’il joue dans des grandes équipes, il a l’air épanoui, non ? elle me coupe.
— Il l’est, oui. L’année dernière il a galéré, mais depuis qu’il est au Stade, ça lui réussit vraiment bien. Et ça lui apporte beaucoup de satisfaction.
— Et au-delà du rugby ? Est-ce qu’il est heureux ? Ou du moins serein ?
— Je pense qu’il l’est, oui. Mais Jérém est un garçon qui n’aime pas montrer qu’il ne va pas bien. Quand c’est le cas, il se renferme et il envoie tout valser, y compris ses potes.
— Il a toujours été comme ça, mon Jimmy, même quand il était petit. Quand on le grondait, il se cachait et on avait beau l’appeler, il n’y avait plus personne. Il ne revenait que quand il avait faim !
— Jérém est un garçon qui aime bien se montrer fort. Mais quand on le connaît un peu mieux, on s’aperçoit que sous la carapace qu’il s’est construite se cache un garçon sensible, à fleur de peau, un garçon touchant.
— Vous avez l’air de bien le connaître…
— Vous pouvez me tutoyer, Madame.
— Et toi aussi, et tu peux aussi m’appeler Alice au lieu de Madame !
— D’accord !
— Il a de la chance d’avoir un copain comme toi…
— Je ne sais pas, si vous le dites.
— Tu l’aimes, ça se voit.
— Oui, beaucoup.
— Allez, trêve de cachotteries ! Je sais qui tu es pour Jérémie, Nicolas. Maxime m’en a parlé.
— Ah… vous savez tout, alors.
— Oui, et je suis heureuse qu’il soit avec un garçon comme toi. Maxime m’a dit le plus grand bien de toi. Et je vois qu’il ne s’est pas trompé. Tu es ici pour le soutenir, tu ne laisses pas tomber. Tu es un bon garçon, Nicolas.
— Je fais ce que je peux…
— Je sais que je ne pourrais jamais rattraper les années que je lui ai volées, la souffrance que je lui ai infligée, elle enchaîne. Je voudrais juste pouvoir lui parler pendant quelques minutes sans qu’il me hurle dessus. Je voudrais lui demander pardon, et essayer de lui expliquer ma version des faits. Je voudrais lui faire comprendre que je n’ai jamais cessé de penser à lui et de l’aimer, quoique son père en dise. Mais je crois qu’il n’est toujours pas prêt et je commence à croire qu’il ne le sera jamais. J’ai fait le voyage pour rien. Enfin, non. J’ai pu rencontrer le garçon qui rend mon fils heureux. Et ça, ça me fait vraiment plaisir.
— Vous partez quand, Alice ?
— Maintenant. Je n’ai plus rien à faire ici.
— Vous pouvez attendre jusqu’à demain ?
— Pourquoi attendre ?
— Laissez-moi parler à Jérém ce soir.
Nous nous échangeons nos numéros de portable.
— Bien entendu, je ne vous promets rien. Mais je vais essayer de le raisonner.
— Ne mets surtout pas votre relation en danger à cause de moi.
— Je vais faire attention, promis.
— Je vais chercher une chambre pour cette nuit, alors.
— Je vous appelle ce soir.
Je ne suis pas sûr de pouvoir convaincre Jérém de faire un pas vers sa mère. Mais je sais que je m’en voudrais de ne pas essayer.
Je retourne au Centre en fin d’après-midi, comme d’habitude. J’attends jusqu’à 19 heures mais Jérém ne vient pas dans la salle commune. Je l’appelle sur son portable, il ne répond pas. Je demande à l’accueil, je m’entends dire qu’il doit être en train de dîner. J’insiste pour qu’on aille le prévenir que je voudrais le voir. Quelques minutes plus tard, on me répond qu’il n’est pas dans la salle de repas, et qu’il doit être monté dans sa chambre. Je m’y rends illico. Je tape à la porte. Le battant s’ouvre dans la seconde, et Jérém n’a pas du tout l’air surpris de me voir débarquer, comme s’il m’attendait. Il ne parle pas, il a le regard perdu.
— Je t’attendais en bas…
— Je suis monté de suite après la fin de la séance de kiné.
— T’as pas mangé ?
— J’avais pas faim.
— Tu ne devrais pas sauter de repas…
— Elle est partie ? il me coupe sèchement.
— Elle a dit qu’elle prenait une chambre pour cette nuit. Elle repartira demain.
— Bon débarras !
— Tu as été très dur avec elle.
— Elle le mérite !
— Tu ne penses pas que tu devrais lui laisser une chance de s’expliquer ?
— Certainement pas !
— Tu savais que Maxime s’était un peu rapproché d’elle ?
— Oui, mais ça le regarde. Moi, je ne peux pas.
— Tu ne voudrais pas entendre ce qu’elle a à te dire ?
— Ça m’intéresse pas ce que cette conasse a à me dire !!! il rugit. Je n’en ai rien à faire d’elle !!!
Son visage est parcouru par une expression de colère et de souffrance qui me peine énormément.
— Si vraiment tu n’en avais rien à faire, tu ne te mettrais pas dans cet état à cause d’elle !
— Fiche-moi la paix, toi aussi !
— Mais regarde dans quel état te met cette rancœur. Ça fait dix ans que cette colère est en toi, dix ans qu’elle te bouffe et qu’elle te rend malheureux.
— Ça, c’est mon problème.
— Au moins, tu admets que c’est un problème ! Et tu veux garder ce « problème » en toi encore combien de temps ? Tu ne crois pas qu’il a fait assez de dégâts ? Tu ne crois pas que t’as d’autres fardeaux à porter en ce moment, et que tu as besoin de toute ton énergie pour récupérer plutôt que pour être en colère ? Tu ne crois pas que pardonner te demandera moins d’énergie que de haïr ?
— Je n’y arrive pas. Dès que je la vois, tout remonte, et… et… et… je n’y arrive pas… je n’y arrive pas !
— Elle a fait mille bornes pour venir te voir. Elle a fait un beau geste, et elle l’a fait pour toi. Tu ne crois pas que ce serait l’occasion de mettre tout ça à plat et de te débarrasser une fois pour toutes de ce « problème » ?
— Si j’accepte de lui parler, elle va encore m’embobiner. Papa a toujours dit qu’elle était très douée pour embobiner les gens !
— Depuis quand tu accordes de l’importance à ce que dit ton père ? Ton père a été quitté pour un autre, il n’est sans doute pas très objectif sur le sujet !
Jérém se tait, l’air pensif, troublé.
— Ecoute-la, et fais-toi ton idée ! Laisse-la parler, tu la pourriras après si tu veux. Mais si tu la pourris d’entrée, si tu refuses de l’écouter, tu ne sauras jamais ce qu’elle a à dire.
— Je préfère autant qu’elle se tire et qu’elle ne revienne jamais.
Je rentre à l’appart lessivé et déçu. Au fond de moi, j’avais cru pendant un moment avoir réussi à trouver les mots pour convaincre Jérém de laisser une chance à sa mère. J’ai foiré. J’appelle Alice et je lui fais part du refus de son fils de lui parler.
— C’est pas grave. Je m’attendais à ça. Je te remercie d’avoir essayé, Nicolas. Je suis heureuse de t’avoir rencontré. Prends toujours soin de mon Jimmy comme tu l’as fait jusque-là, et donne-moi quelques nouvelles de temps en temps.
— Avec plaisir, Alice.
Cette nuit, je ne dors pas beaucoup. J’ai le cœur lourd. Je sais que ça ferait beaucoup de bien à Jérém de se débarrasser de cette haine ancienne. Je voudrais trouver le moyen pour le lui faire admettre. La venue de sa mère était une occasion en or, une occasion qui ne se reproduira peut-être plus jamais Et je ressens une impression de gâchis monumental.
Mercredi 23 avril 2003.
Le lendemain matin, je ne me réveille pas vraiment en forme. Je n’ai pas assez dormi. Et j’ai toujours le cœur aussi lourd que la veille. Il est 8h45. Je me dis qu’à cette heure, Alice doit déjà avoir pris la route.
Je passe la matinée à parcourir les photocopies des notes de cours que Monica m’a gentiment envoyées par la Poste. A midi, je me pointe comme chaque jour au Centre. J’attends de longues minutes, et mon bobrun ne vient pas. Je retourne à l’accueil. Je m’entends dire que Mr Tommasi a eu une permission de sortie pour ce midi et qu’il devrait rentrer avant 15 heures, pour sa séance de kiné.
Pourquoi a-t-il eu une permission de sortie ? Où est-il allé ? Il est déjà 13 heures. Depuis le temps, j’ai appris à mettre à profit les longues heures d’attente en faisant suivre mes cours dans mon sac de la fac.
En attendant que Jérém revienne, je révise.
Il manque une poignée de minutes avant 15 heures lorsque la porte vitrée automatique du hall d’entrée s’ouvre pour laisser rentrer le bobrun aux béquilles. Lui, mais pas lui tout seul. Il est accompagné. Alice se tient à côté de lui. Elle sourit, et Jérém a l’air tellement plus détendu qu’hier soir !
— Nicolas ! me salue la maman de Jérém, dès qu’elle me capte.
— Bonjour Alice. Salut Jérém.
— Je fais pas les présentations… lance Jérém, un brin moqueur.
— Non, on s’est débrouillés pour ça, je lui relance.
— Je n’ai pas du tout envie de partir, mais il faut que je prenne la route. Le travail m’appelle, fait Alice.
— Et tes gosses aussi !
— Oui, eux aussi. J’aimerais que tu viennes les rencontrer un jour. Ce sont tes demi-frères et sœurs.
— Je ne sais pas si je suis prêt pour ça.
— Si un jour tu l’es, tu seras toujours le bienvenu. Tous les deux, vous serez les bienvenus ! Jimmy, tu m’as fait un cadeau qui a une valeur inestimable pour moi.
— Ce n’était qu’un resto…
— Tu sais très bien de quoi je parle, petit filou ! Merci de m’avoir écoutée. Ça m’a fait un bien fou, tu peux pas savoir !
— A moi aussi !
— Viens-là, Jérémie ! fait Alice, débordée par l’émotion. Quel beau garçon tu es devenu ! Tu es un homme à présent ! Je suis tellement fière de ce que tu es devenu !
Alice est en larmes. Jérém a lui aussi l’air très ému, et je sens qu’il est en train de fournir un effort inouï pour retenir ses sanglots.
— Nicolas, encore une fois, très heureuse d’avoir fait ta connaissance. Et merci pour tout ce que tu fais pour mon garçon !
— Très heureux aussi. C’est un plaisir d’être là pour Jérém ! Je ne pourrais pas m’en dispenser !
— A bientôt, les garçons, elle nous lance, juste avant de passer la porte vitrée automatique du Centre.
Sa silhouette vient tout juste de disparaître dans le parking et Jérém est en larmes. Je le prends dans mes bras et je le serre très fort contre moi.
Je retourne voir Jérém le soir même. Il a l’air heureux. Sa séance de kiné s’est très bien passée. Après l’explication avec sa maman, son cœur est plus léger. Ce soir, il est de fort bonne humeur. Il me demande de monter dans sa chambre et de passer la nuit avec lui.
— Mais c’est pas interdit ?
— Si, mais je m’en bats les couilles !
Nous nous allongeons sur le lit l’un à côté de l’autre.
— Elle sait pour nous ! il me glisse.
— Oui, et elle l’a très bien pris.
— Je n’aurais pas cru.
— Tu es content de l’avoir écoutée ?
— Oui.
— Ça t’a fait du bien ?
— Je crois, oui.
Jérém vient se blottir contre moi.
— Merci Nico, tu es mon ange gardien ! je l’entends me souffler.
— Je t’aime, Jérémie Tommasi !
Cette nuit nous partageons des baisers, des caresses, beaucoup de tendresse. Je ne lui demande pas plus, je n’ai besoin de rien de plus. Je ne sais pas où il en est avec ses problèmes de libido, mais on affrontera cela le moment venu.
Jeudi 24 avril 2003.
Après une nuit passée clandestinement dans la chambre de Jérém au Centre, je rase les murs pour m’évader au petit matin sans être remarqué. Cette clandestinité est marrante, elle a un petit goût de transgression, de secret et de complicité qui me plaît beaucoup.
J’ai adoré passer la nuit avec Jérém. Et j’ai adoré les caresses et les baisers du matin. Et son sourire. Et son :
— Merci pour tout ce que tu fais pour moi, Nico.
Le lendemain de cette nuit passée avec Jérém et de cette journée qui a marqué la réconciliation entre ce dernier et sa maman, le CD d’American life, l’album, fait son apparition dans les rayons du supermarché où je fais les courses. Évidemment, il tombe tout seul dans mon caddie. A partir de cet instant, mon impatience d’écouter ces nouvelles chansons devient chaque instant plus insupportable.
De retour à l’appart, je baisse les stores, je m’allonge sur le lit, j’éteins mon téléphone. J’insère la galette dans mon vieux poste, je mets mon casque. Avant de lancer la lecture, je feuillette le livret. Très graphique, très stylé.
Je le remets dans le boîtier, je pose le tout à côté de moi. Je résiste encore quelques instants à mon impatience de lancer la lecture. Je sais que cette impatience, que cet instant d’avant, sont le sel du bonheur. A une époque où la musique était « rare » car liée à un support physique, une sortie discographique de son artiste préféré était un événement.
Je lance enfin la lecture.
Do I have to change my name
L’album s’ouvre avec le single qui circule en radio depuis deux semaines (à cette époque, les radios mainstream passent encore du Madonna). Je ferme les yeux, et je me laisse approcher, pénétrer, enivrer par cette première écoute de l’enregistrement complet, en qualité CD. Je découvre les autres titres un à un. Je les savoure en essayant de me concentrer totalement sur la magie de cette première écoute, de cette première fois. Je sais que les écoutes suivantes n’auront plus cette magie, celle de la découverte. Certes, une autre magie prendra le relais, plus durable, celle des souvenirs qui vont s’accrocher à ces mélodies, à ces rythmes, à ces paroles, à cette voix.
Mais la magie de la première écoute est éphémère. Et c’est en cela qui réside toute sa beauté. Cette première écoute, c’est comme le premier baiser qu’on donne à un garçon qu’on aime, elle est unique. Les autres seront forcément différentes.
Après « American life », que je redécouvre en l’écoutant dans le casque, je retrouve « Die Another Day », souvenir d’une escapade à Paris commencée dans le bonheur et terminée dans la crainte que Jérém puisse être attiré par Ulysse. Crainte par ailleurs bien avérée par la suite.
Je suis touché par « Hollywood », « Nobody Knows me » et « Nothing fails ». Et bouleversé par la douceur et la puissance d’« Easy Ride ».
Ce soir encore, Jérém m’infiltre dans sa piaule. Nous nous embrassons, nous nous câlinons, comme deux adolescents. Jérém ne montre aucun désir d’aller plus loin, toujours pas. C’est à la fois frustrant et délicieusement excitant que cet échange de tendresse qui ne franchit pas la barrière de la sensualité.
La discussion prend la place du sexe. Jérém me parle longuement de son repas avec sa mère, et de son regret de ne pas lui avoir permis de s’expliquer plus tôt. Il dit se sentir soulagé d’un poids immense.
Nous parlons de plein de sujets. Je trouve même le moyen de le questionner sur cette histoire racontée dans la presse people au sujet de sa relation avec Alexia.
— Je suis étonné que tu ne m’aies pas posé la question plus tôt…
— T’as vu comment t’étais dans une humeur de chien jusqu’à il n’y a pas longtemps ? Je n’avais pas envie de me faire jeter encore !
— C’est pas faux ! J’ai été insupportable, hein ?
— Euhhh… je feins de réfléchir, avant d’asséner avec conviction : OUAIS !
— Cette histoire a été inventée de toute pièce pour me protéger.
— Mais te protéger de quoi ?
— Les derniers mois, je suis un peu sorti à Paris…
— Dans des boîtes gay ?
— Oui… et on m’a reconnu. Des bruits commençaient à circuler. Alors mon agent a eu cette idée.
— T’as couché avec cette meuf ?
— Mais jamais de la vie ! Cette meuf me rebute, elle est conne comme un manche à balais !
— Et Ulysse ?
— Quoi, Ulysse ?
— Tu en es où avec lui ?
— Nulle part.
— Il s’est passé quelque chose entre lui et toi ?
— Non, jamais. Et il ne se passera jamais rien. Ulysse n’est pas comme nous.
Au fond de moi, je suis un peu déçu qu’il n’ait pas cité la raison qui devrait le tenir à elle seule à bonne distance du beau blond. La raison dont j’aimerais être le sujet.
— Il n’a pas voulu, il précise.
— Tu lui as fait des propositions ? j’accuse la surprise.
— Je ne veux rien te cacher, Nico…
— J’apprécie.
— J’ai craqué un soir où j’avais trop bu.
— Et comment il a réagi ?
— Bien. Il m’a juste dit que les gars ce n’était pas son truc. Il a été super cool, mais ça m’a mis un putain de malaise ! Pendant des semaines j’ai eu beaucoup de mal avec ça, et même encore maintenant.
— C’était quoi alors, qui t’attirait vers lui ?
— J’étais impressionné par ce gars, et je le suis toujours. Il a une prestance, il dégage un tel charme…
— Ça va, ça va, je sais, je l’ai revu quand tu étais à l’hôpital à Paris, je le coupe.
— Mais surtout, il continue, Ulysse est un véritable ami, quelqu’un qui arrive à tirer le meilleur de moi, quelqu’un qui m’encourage, et qui me soutient à chaque fois où j’en ai besoin. Ulysse est quelqu’un qui me grandit…
— Et il marche sur l’eau ? je plaisante.
— Même si c’était le cas, ça ne changerait rien.
— Tu parles du fait qu’il est hétéro ?
— Non, je parle du fait que je ne suis pas amoureux de lui. Et que quand je suis seul, quand je ne vais pas bien, c’est à quelqu’un d’autre que je pense.
— Alexia ? je le cherche.
— Oui, exact !
— Petit con, va !
— Je ne sais pas comment tu t’es débrouillé, mais tu as volé un morceau de mon cœur.
Ah, la voilà la raison que j’attendais ! Il a fallu être patient pour l’entendre enfin ! Et comment ils me touchent, ces mots de mon bobrun !
— Je suis vraiment désolé de t’avoir planté avant Noël, et de t’avoir dit ce que je t’ai dit. Comme quoi tu n’étais pas un homme…
— C’est oublié, Jérém. L’important c’est que tu retrouves ta forme et que nous soyons ensemble.
— Je ne te laisserai plus jamais partir.
— Je n’ai pas l’intention de le faire.
— Nico, tu es un sacré bonhomme. Ton propriétaire a raison, un homme c’est un mec qui sait s’occuper de ceux qui comptent pour lui. Je sais que je compte pour toi, et je vois comment tu t’occupes de moi. Tu as des couilles, Nico, pour me supporter comme tu le fais.
C’est l’un des plus beaux compliments que l’on ne m’a jamais fait de ma vie. Et ça vient de Jérém. Je suis tellement heureux !
Tant que nous sommes lancés dans les confidences, j’en profite pour lui poser une autre question qui me brûle les lèvres depuis des mois.
— Le soir du Nouvel An, tu as essayé de m’appeler…
— Oui…
— Tu t’étais trompé ou tu avais regretté de l’avoir fait ?
— Ce soir-là, tu me manquais trop. Mais quand je suis tombé sur ton répondeur, je me suis dit que tu m’avais oublié, et que tu étais retourné avec ce gars de Bordeaux.
— C’est pour ça que tu n’as pas répondu à mes rappels et à mes messages ?
— Je me suis dit que je devais arrêter de foutre ta vie en l’air.
— J’aurais tellement aimé que tu répondes et que tu me dises que je te manquais.
— Et tu aurais fait quoi ? On était loin l’un de l’autre et…
— Je pense que je serais venu te rejoindre sur le champ !
— Mais tu n’étais pas avec ce gars ?
— Si, j’étais avec lui. Mais je n’ai pas arrêté de penser à toi pendant toute la soirée, et au réveillon à Campan de l’année dernière.
— Moi aussi je n’ai pas arrêté de penser à toi et au réveillon à Campan de l’année dernière !
— Quel gâchis ! je commente.
— C’est clair !
— Et tu en es où avec ce gars ?
— Je suis là, avec toi, Jérém. Je l’ai quitté quand je lui ai dit que je partais à Paris pour être avec toi après ton accident.
— Tu étais amoureux de ce gars ?
— Non. Quand j’étais avec lui, j’arrivais parfois à me cacher à quel point j’avais mal d’être séparé de toi. Être avec lui c’était une sorte de répit. Mais je n’ai jamais arrêté de penser à toi, jamais !
— Je te demande pardon aussi pour ce que je t’ai dit à l’hôpital à Paris. C’est pas vrai que je ne t’ai jamais aimé. Je ne le pensais pas, j’étais juste en colère.
Ce n’est pas un « je t’aime » franc, mais ne dit-on pas que le résultat d’une double négation est une affirmation ? Et même cette double négation me va droit au cœur.
— Je sais, je sais. Je t’aime aussi, Jérémie Tommasi !
Cette nuit encore, nous partageons beaucoup de tendresse, mais toujours pas de sensualité. Jérém semble réfractaire à toute caresse érotique. Lorsque j’essaie de passer mes mains sous son t-shirt, ou de caresser ses tétons par-dessus le coton, il trouve toujours un prétexte – l’envie d’une cigarette, une crampe, le besoin d’aller au petit coin, un cachet à avaler – pour s’éloigner.
Jérém n’est pas en demande de sexe. Je suis frustré, mais pas inquiet. Je ne suis plus inquiet. Je ne le suis plus depuis que j’en ai parlé avec Thibault.
— J’ai vécu la même chose quand j’ai eu mon accident il y a deux ans. Panne de libido totale. Je bandais plus. Mon médecin m’a dit que c’était courant après un traumatisme. Un traumatisme entraîne de la fatigue, la peur pour l’avenir, la déprime. Et les médocs n’arrangent rien non plus de ce côté-là. Il ne faut surtout pas lui mettre la pression, car il doit déjà bien se la mettre tout seul. Il faut juste lui laisser du temps, et ça va finir par s’arranger.
Je pense chaque jour aux mots de Thibault, et surtout à la nécessité de ne pas brusquer les choses. J’attends patiemment que le « bon moment » arrive.
Vendredi 25 avril 2003.
Ce matin, je me suis fait gauler en train de quitter la chambre de Jérém par l’une des infirmières de nuit, une nana plutôt sympa qui répond au prénom de Laetitia. Après m’avoir fait un petit rappel des uses et coutumes du Centre, elle conclut :
Tu peux dormir là quand je suis de garde. Tu te pointes discretos après 22 heures, et tu te tires tout aussi discretos avant 7 heures, avant le changement d’équipe et avant l’arrivée des médecins « lève tôt ». Il te suffit de regarder le planning.
Cette main tendue me met du baume au cœur.
Ce soir-là, Laetitia est à nouveau de garde.
Ce soir-là, alors que je reviens de la salle de bain après m’être brossé les dents, je trouve Jérém allongé sur le lit, devant la télé, en boxer. Son beau torse délicieusement poilu, ses pecs saillants et ses tétons, ainsi que la bosse saillante qui remplit la poche de son boxer aimantent mon regard et mon désir. Devant cette attitude, devant le regard qu’il me lance et dans lequel il me semble retrouver une petite étincelle lubrique, je me dis que le « bon moment » est enfin arrivé.
Ce désir que je vois dans son regard embrase instantanément le mien. J’ai envie de lui donner du plaisir. J’ai envie de le prendre en bouche et de le rendre dingue.
Je m’approche de lui, je me glisse entre ses cuisses. Je m’allonge sur lui, je le caresse, je l’embrasse, j’excite ses tétons. J’ai l’impression qu’il est un brin tendu, mais il se laisse faire. Rapidement, j’envoie ma bouche parcourir les reliefs saillants de son beau torse. Je plonge mon nez, ma bouche, mon visage entre ses pecs, entre ses poils. J’atterris sur ses abdos. Je m’enivre de la douceur intensément érotique des petits poils qui dessinent cette ligne droite qui descend de son nombril, s’abime derrière l’élastique de son boxer, et entraîne mon regard et mon désir tout droit vers sa virilité. Les petites odeurs de propre, de gel douche et de petit mec qui émanent de son boxer me rendent dingue.
Je laisse mes lèvres parcourir le tissu fin de son boxer, impatient de trouver sa queue raide emprisonnée par le coton.
Mais il n’en est rien, Jérém ne bande pas.
Je ne me décourage point. Je descends le boxer, je la retrouve enfin, après tant de mois. Belle, même au repos. J’approche mon nez de ses couilles, ça sent délicieusement bon.
Je la prends en bouche, et pendant un bon petit moment, je m’affaire avec entrain pour la réveiller. Mais rien ne se passe. Je tente le tout pour tout, je lèche ses couilles, je pousse jusqu’à sa rondelle, je la titille longuement avec ma langue. Je suis confiant, je sais que ça, ça l’a toujours rendu dingue.
Mais ma confiance est douchée au fil des minutes. Je n’arrive à obtenir aucune réaction. Jérém ne bande toujours pas.
— Laisse tomber, Nico.
Mais je ne l’écoute pas. Je redouble l’intensité de mes caresses, j’agace ses tétons, j’envoie ma langue s’occuper de son gland à bloc.
— Arrête, je ne vais pas y arriver, il me balance plus sèchement, et s’écartant de moi.
— On fera ça une autre fois, je tente de relativiser.
— Peut-être que ça aussi, c’est fini pour moi ! il fait, amer, en s’allumant une cigarette déjà à moitié fumée.
— Ne dis pas n’importe quoi ! Après tout ce qui t’est arrivé, c’est normal d’avoir des séquelles pendant quelque temps. J’ai entendu dire que ce genre de chose arrive après un traumatisme… Mais tout va finir par s’arranger, j’en suis certain !
Je voudrais lui dire que Thibault en est passé par là, et que tout s’est arrangé. Mais je ne veux pas prendre le risque qu’il prenne mal le fait que j’ai parlé à son pote de ses problèmes.
Mais mes mots ne semblent pas l’apaiser. Jérém fume sa cigarette lentement, en silence. Il a l’air frustré et déçu.
— Rien ne presse, Jérém, vraiment. Je n’aurais pas dû te proposer ça ce soir, c’est certainement trop tôt…
— Mais j’en avais envie, putain ! il s’exclame, sur un ton dépité. Mais ma queue ne marche plus.
— Quand tu iras mieux, tout s’arrangera, tu verras. Pour l’instant, concentre-toi sur ta rééducation.
— Tu vas pas m’aimer longtemps avec la queue en panne…
— Je t’aime comme tu es, Jérémie Tommasi !
Jérém revient au lit et s’allonge, tourné sur le flanc. Ce soir, je n’ai pas droit à d’autres bisous. Je m’approche de lui, je le prends dans mes bras et je le serre très fort contre moi.
Samedi 26 avril 2003, midi.
A la sortie de ses séances de ce matin, Jérém a à nouveau l’air détendu et de bonne humeur. Visiblement, la rééducation se passe de mieux en mieux. Mais j’ai l’impression qu’il y a autre chose. Je pense que le fait d’avoir mis des mots sur ses problèmes d’érection, et d’avoir senti que je le soutiens dans cette épreuve aussi, ça lui a fait du bien.
Les choses ont l’air de prendre un pli positif et je m’en réjouis. Je suis tellement heureux que je dois me faire violence pour ne pas l’embrasser là, sur le champ, dans la salle commune, alors que plusieurs personnes nous entourent.
Je rentre à la maison, j’écoute deux fois le CD d’American life. J’aime vraiment beaucoup. Je l’aime d’autant plus que ses chansons sont en train de se lier à des sensations d’espoir vis-à-vis de l’état de Jérém, ainsi qu’à des souvenirs pleins de tendresse vis-à-vis de notre amour.
Dimanche 27 avril 2003, 16h49.
C’est là, juste au moment où l’horizon semble se dégager, qu’un nouveau désastre survient.
Ce soir-là, pile au moment où je m’apprête à quitter mon appart pour aller retrouver Jérém après ses exercices de l’après-midi, mon portable se met à sonner. Lorsque je regarde l’écran et que je vois s’afficher le numéro du Centre, je ressens une profonde inquiétude s’emparer de moi. C’est la première fois que ça arrive. Au fond de moi, je sais immédiatement que ça ne sent pas bon.
Je décroche, assommé par un très mauvais pressentiment.
L’infirmière que j’ai à l’autre fil m’annonce que suite à un accident, Mr Tommasi est en train de passer des examens. Je suis à présent mort d’inquiétude et d’angoisse. J’essaie d’en savoir plus, mais l’infirmière ne peut pas m’aider et me renvoie vers le médecin en charge du patient.
Je quitte l’appart et je trace sur la plage comme un fou.
— Mr Tommasi était sur le tapis, il faisait de la petite course, et à un moment il a accusé de très fortes douleurs au niveau de la cheville, m’explique le praticien.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
— Les examens sont formels. Il a été victime d’une rupture itérative du tendon d’Achille.
— C’est quoi rupture itérative ?
— En gros, la réparation n’a pas tenu, et il a cassé à nouveau…
— OH, NON !!! je me désole.
J’ai l’impression de chuter du haut d’un immeuble de 100 étages. Le ciel qui semblait se dégager, me tombe sur la tête.
— Ces derniers jours je le voyais plus optimiste et impliqué. Mais aussi plus impatient. Je lui ai dit de ne pas trop forcer, je lui ai dit que le tendon était encore fragile. Mais il n’y a pas eu moyen.
C’est horrible. Cette catastrophe arrive justement au moment où Jérém recommençait à reprendre confiance, à se faire confiance. Il doit être encore plus mal qu’après le premier accident. Là, c’est retour à la case départ. Quel dommage, alors qu’il était si heureux de progresser ! Jérém doit à nouveau être à ramasser à la petite cuillère. Comment vais-je faire, maintenant, pour lui redonner espoir ?
— Et quelle va être la suite ? je veux savoir.
— Une nouvelle opération est nécessaire.
Je m’en doutais, mais j’avais espéré une solution magique. Et le fait d’entendre le médecin doucher mon illusion me plonge dans une tristesse infinie.
— Vous pensez l’opérer quand ?
— Je ne pourrais pas l’opérer…
— Comment ça ? je tombe des nues.
— La première intervention n’a pas été réalisée ici. Et nous ne pouvons pas prendre le risque d’aller à l’encontre de complications qui pourraient découler d’une opération précédente que nous n’avons pas effectuée. Si jamais ça se passe mal, les assurances ne nous couvriraient pas.
— Mais on s’en fout des assurances ! Je m’emporte.
— Non, on ne s’en fout pas. Cette deuxième opération est très risquée, plus que la première. Le résultat est incertain. Si on se rate sur un sportif de cette valeur, le club va nous tomber dessus avec ses avocats.
En entendant le chirurgien parler d’assurances, d’avocats, de « sportif de cette valeur », ça me donne envie de gerber.
— Mais putain, quand je vous écoute parler, j’ai l’impression de vous entendre discuter d’une putain de bagnole accidentée et non pas d’un garçon blessé qu’il faut soigner au mieux.
— Je sais, c’est triste. Mais j’ai des comptes à rendre, et il en va de la réputation du Centre.
— Et qui va l’opérer, alors ?
— Le chirurgien parisien qui a effectué la première opération, j’imagine. Nous sommes en train d’organiser le rapatriement à Paris en urgence. Il faut l’opérer au plus vite si on veut avoir une chance que ça marche.
— Et quelles sont les chances que cette nouvelle opération marche ?
— Je ne peux pas me prononcer officiellement. Mais, entre nous, elles sont très minces.
Ce que je viens d’entendre me déchire les tripes, c’est un coup de massue qui m’assomme. Le staff du Stade a été averti du nouvel accident de Jérém. Mais, en attendant de pouvoir aller le voir, la triste tâche de l’annoncer aux proches m’incombe.
J’appelle Maxime, Thibault, Ulysse, Papa. Ils sont tous tout autant dépités que moi.
En début de soirée, je peux enfin voir Jérém. Il est allongé sur le lit, le regard perdu. Il a l’air complétement défait. J’appréhende son humeur, son état d’esprit. Je sais qu’après ce nouvel accident il a reperdu tout espoir. Et je sais qu’il a besoin d’en retrouver au plus vite. Mais je sais aussi qu’essayer de lui redonner espoir sans me faire jeter, ça va être un sacré numéro d’équilibriste.
— Salut, je lui lance timidement.
— Salut, il me répond machinalement, sans presque me regarder.
Le ton de sa voix est bas, froid, dépourvu de toute émotion. Jérém a l’air vidé, éteint. J’hésite, je cherche les bons mots à utiliser pour savoir comment il va, sans pour autant lui donner l’occasion de me balancer l’évidence à la figure et de me faire jeter. Mais je n’ai pas besoin de chercher bien longtemps.
— Je suis foutu, cette fois-ci je suis vraiment foutu ! il me balance, en larmes.
— Ne dis pas ça. Ils vont t’opérer à nouveau, et cette fois-ci, ça va marcher, je tente de lui apporter du positif, tout en m’approchant pour le prendre dans mes bras.
Mais je sens qu’il n’est pas d’humeur. Je le sens à fleur de peau, et j’ai peur qu’il me jette au premier contact.
— Je ne me ferai pas charcuter à nouveau ! il rugit.
— Et tu vas faire comment pour récupérer ?
— Je vais rester comme ça.
— Mais tu seras diminué, et tu ne pourras plus jouer.
— Le rugby c’est fini pour moi. De toute façon, je l’ai su au moment même où le mec m’a percuté pendant le match.
— Mais la rééducation se passait bien, tu commençais à récupérer…
— J’ai voulu me voiler la face. Mais j’ai toujours su que ça se terminerait comme ça, il me balance, de plus en plus en colère.
— Tu es sous le choc, et je le comprends. Mais il faut continuer à y croire. Moi j’y crois, et je serai toujours là pour te soutenir, je tente de le réconforter.
Le voir pleurer me fait un mal de chien. Je tente de lui faire sentir ma proximité et mon empathie en le prenant dans mes bras. Mais le rejet que je redoutais tant finit par tomber.
— Putain, mais lâche-moi ! Casse-toi, Nico, casse-toi ! Casse-toi et fiche-moi la paix pour de bon !
Merci à FanB pour les corrections.
Merci à Yann pour l'animation ci-dessus.
Merci à toutes celles et à tous ceux qui lisent cette histoire, avec une mention spéciale pour celles et ceux qui ont commenté ou qui commenteront.