• Amsterdam, Ziggo Dôme, le 1er décembre 2023, 22h17.


    MADONNA, Celebration Tour 2023.



    Un solide drag queen black, le gagnant de la dernière saison d’une célèbre émission américaine, vient d’apparaitre dans un coin du parterre. Il est accoutrée en Marie-Antoinette, un hommage tout en humour à la tenue célébrissime portée par Madonna lors d’une prestation aux MTV Music Awards en 1990 et devenue légendaire.
    « Marie Antoinette » avance se frayant un chemin entre les spectateurs.
    « Je trouve qu’il y a beaucoup de gays dans la salle » elle considère, sur un ton d’humour.
    Puis, elle s’adresse à un mec dans l’assistance et s’amuse :
    « Tu as l’air un brin gay ! ».
    « Juste un peu ? » lui répond le gars en question.
    « Oui, tu es le plus grand gay du monde » elle concède.
    « Marie-Antoinette » vient de monter sur scène et commence à chauffer la salle. Les premières notes de l’un des tubes de la Star de la soirée résonne dans la grande salle. L’assistance est délire. Mais ça s’arrête.
    « It’s showtime » assène « Marie Antoinette ».




     

    A partir de 2 min 40.

    Et ça repart aussitôt. Sur l’instrumentale très rythmée de « Material Girl », « Marie Antoinette » nous raconte les débuts de la Star. Images sur grand écran à l’appui, il nous parle de ce jour de 1978 où elle a débarqué à Time Square depuis sa Detroit natale, alors qu’elle n’avait que 19 ans et 35 dollars dans sa poche, à la veille de créer sa légende.
    Pendant ces temps, j’arrive à capter un mouvement derrière les écrans, et je vois distinctement Louise Veronica Ciccone se mettre en place pour entrer en scène, un instant avant de se transformer, telle Wonder Woman, en « Madonna ». Pendant une poignée de secondes privilégiées, j’aperçois la femme derrière l’icône. Et j’arrive même à la filmer.

     

    MADONNA, Celebration Tour 2023.



    « Marie-Antoinette » conclut sa tirade avec un « avertissement » pour le public :
    « This is not a concert, this is not a party, this is a Celebration ! ».





    A partir de 4 min 30.

    Les premières notes du premier titre du concert retentissent dans la salle. Les basses sont si puissantes qui font trembler toute l’arena, jusqu’à nos tripes. Dans un déluge de lumière, de fumée et des basses, elle apparaît enfin. Elle est là, enfin, et elle remet aussitôt les pendules à l’heure.
    L’attente a été longue, certes. Mais dès qu’elle chante, on lui pardonne le retard de plus de deux heures (d’ailleurs, qui est le plus en retard ? Ceux qui arrivent une heure trente après le début du spectacle, ou celle qui attend que tout le monde soit arrivé pour commencer ?), on lui pardonne même un choix de DJ tout à fait discutable pour assurer la première partie.
    Bref, dès qu’elle apparaît, elle nous met tous d'accord. La salle est en délire.
    J'ai beau avoir vu sur Youtube la captation intégrale de nombreux shows (une dizaine) depuis le début de la tournée, lorsque les basses de l’intro du premier titre font trembler la salle, lorsqu’elle apparaît, l’émotion de la voir en vrai est toujours immense, puissante, indescriptible.
    On retrouve une veille amie, on retrouve un Phénix qui renaît une nouvelle fois de ses cendres. Et cette fois-ci tout particulièrement, alors qu’il y a quelques mois, de sérieux problèmes de santé nous ont fait craindre le pire.
    Oui, cette femme est un phénix. Et dans sa tenue noire, elle est « impériale ».


    MADONNA, Celebration Tour 2023.

     

    MADONNA, Celebration Tour 2023.



    Elle chante :

    Quand j'étais très jeune/When I was very young
    Rien n'avait vraiment d'importance pour moi/Nothing really mattered to me
    Mais me rendre heureux/But making myself happy
    J'étais le seul/I was the only one
    (Je n’avais besoin de personne pour être heureux, ndr)

    Maintenant que je suis adulte/Now that I am grown
    Tout a changé/Everything's changed
    Je ne serai plus jamais le même/I'll never be the same
    À cause de toi/Because of you

    Et avec sa main, avec son bras, elle fait un grand geste circulaire, comme pour nous désigner.

    Rien n'a vraiment d'importance/Nothing really matters
    L'amour est tout ce dont nous avons besoin/Love is all we need
    Tout ce que je te donne/Everything I give you
    Tout me revient/All comes back to me
    Rien n'a vraiment d'importance/Nothing really matters
    L'amour est tout ce dont nous avons besoin/Love is all we need
    (…)

    Et elle enchaîne avec quelques-uns de ses titres les plus dansants de ses débuts, « Everybody », « Into the groove », « Burning up », « Open your heart ». Les tableaux sont magnifiques, elle est en forme, elle est souriante, on est si heureux de la retrouver !

    Mais à la fin du tube incontournable « Holiday », le ton change. Le beat ralentit. De festif, il se fait presque angoissant. Un homme est à terre. Il semble avoir poussé son dernier souffle. Madonna enlève sa cape et le recouvre avec.
    Des éclairs et des tonnerres font trembler la salle.
    La voix a cappella de Madonna retentit par-dessus la tempête. Elle déclame les deux premiers couplets d’une chanson de 1992, « In this life ».

    Sitting on a park bench, thinking about a friend of mine
    It was only 23, gone before he has is time

    Cette chanson parle de la mort tragique de deux amis de Madonna. Le premier, le chanteur Martin Burgoyne, était un artiste d'origine britannique. Il était également le meilleur ami de la future star et son colocataire à l’époque où elle vivait à New York. C’était le début des années ’80, avant qu’elle ne devienne célèbre. Il a été une figure clé dans les débuts de sa carrière. Il a dirigé sa première tournée de clubs et a conçu la couverture de son single « Burning Up » en 1983. Burgoyne a été emporté par le SIDA en 1986 à l’âge de 23 ans.
    Christopher Flynn était un coach de danse et mentor de Madonna, et il a été lui aussi emporté par le SIDA.

    Voici la prestation du concert « The Girlie Show » de 1993 ». C’était il y a 30 ans, en pleine époque SIDA.





    Voici le texte complet de cette chanson bouleversante :

    Assis sur un banc de parc/Sitting on a park bench
    Je pense à un de mes amis/Thinking about a friend of mine
    Il n'avait que vingt-trois ans /He was only twenty three
    Parti avant d'avoir eu son heure /Gone before he had his time

    C'est arrivé sans avertissement /It came without a warning
    Je ne voulais pas que ses amis le voient pleurer /Didn't want his friends to see him cry
    Il savait que le jour se levait /He knew the day was dawning
    Et je n'ai pas eu l'occasion de dire au revoir/And I didn't have a chance to say goodbye
    Dans cette vie, je t'ai aimé par-dessus tout /In this life I loved you most of all

    Pourquoi? /What for?

    Parce que maintenant tu es parti et je dois me demander /'Cause now you're gone and I have to ask myself
    Pourquoi?/What for?
    Pourquoi? /What for?

    En descendant le boulevard /Driving down the boulevard
    Je pense à un homme que je connaissais /Thinking about a man I knew
    Il était comme un père pour moi /He was like a father to me
    Rien au monde qu'il ne ferait pas /Nothing in the world that he wouldn't do
    M'a appris à me respecter /Taught me to respect myself
    Il a dit que nous sommes tous faits de chair et de sang /He said that we're all made of flesh and blood
    Pourquoi devrait-il être traité différemment /Why should he be treated differently
    Peu importe qui tu choisis d'aimer/Shouldn't matter who you choose to love
    Dans cette vie, je t'ai aimé par-dessus tout /In this life I loved you most of all

    (…)
    Les gens passent et je me demande qui est le prochain /People pass by and I wonder who's next
    Qui détermine, qui sait le mieux /Who determines, who knows best
    Y a-t-il une leçon que je suis censé apprendre dans ce cas /Is there a lesson I'm supposed to learn in this case
    L'ignorance n'est pas le bonheur/Ignorance is not bliss
    Dans cette vie, je t'ai aimé par-dessus tout /In this life I loved you most of all

    (…)

    Avez-vous déjà vu un homme adulte pleurer (pourquoi) /Have you ever watched a grown man cry (what for)
    Certains disent que la vie n'est pas juste (pourquoi) /Some say that life isn't fair (what for)
    Je dis que les gens s'en moquent (pourquoi) /I say that people just don't care (what for)
    Ils préfèrent tourner dans l'autre sens (pourquoi) /They'd rather turn the other way (what for)
    Et attendre que cette chose s'en aille (pourquoi) /And wait for this thing to go away (what for)
    Pourquoi devons-nous faire semblant (pourquoi) /Why do we have to pretend (what for)

    Un jour, je prie pour que ça se termine/Some day I pray it will end
    J'espère que c'est dans cette vie /I hope it's in this life
    J'espère que c'est dans cette période de la vie/I hope it's in this life time
    J'espère que c'est dans cette vie /I hope it's in this life

    Pendant sa tournée de 1993, le « Girlie Show », et juste avant de chanter ce titre, Madonna avait fait un court speech à propos de la tragédie du SIDA, en apportant son soutien à ceux qui souffraient. Elle avait terminé son propos en levant la main vers le ciel, tout en déclamant : « Don't give up ! », « N’abandonnez pas ! ».
    Elle était émue lorsqu'elle s'assoyait ensuite dans les escaliers de la scène, toute seule, pour chanter. La chanson clôturait le segment disco du concert, faisant référence à la façon dont le SIDA a mis fin à l'ère disco et à l'hédonisme des années 70.

    A l’instar du concert de 1993, lors de cette tournée, c’est le tableau de « Live to tell » qui a été choisi pour montrer comment le SIDA a sonné le glas de l’insouciance des années 1970.
    Le propos est illustré par des portraits de gens célèbres emportés par ce fléau, suivi d'une mosaïque de visages inconnus de vies fauchées dans la fleur de l'âge.

    « Live to tell », Amsterdam, décembre 2023.




    « Live to tell », Londres, octobre 2023, la captation la plus aboutie.





    Voici le texte de cette chanson :

    J'ai une histoire à raconter/I have a tale to tell
    Parfois, il est si difficile de bien le cacher/Sometimes it gets so hard to hide it well
    Je n'étais pas prêt pour l'automne/I was not ready for the fall
    Trop aveugle pour voir ce qui est écrit sur le mur/Too blind to see the writing on the wall

    Un homme peut dire mille mensonges/A man can tell a thousand lies
    J'ai bien appris ma leçon/I've learned my lesson well
    J'espère que je vis pour le dire/Hope I live to tell
    Le secret que j'ai appris, jusque-là/The secret I have learned, 'til then

    Ça va brûler en moi/It will burn inside of me
    Je sais où habite la beauté/I know where beauty lives
    Je l'ai vu une fois, je connais la chaleur qu'elle donne/
    I've seen it once, I know the warm she gives
    La lumière que tu ne pourrais jamais voir/The light that you could never see
    Ça brille à l'intérieur, tu ne peux pas m'enlever ça/It shines inside, you can't take that from me

    (…)

    La vérité n'est jamais loin derrière/The truth is never far behind
    Tu l'as bien cachée/You kept it hidden well
    Si je vis pour le dire/If I live to tell
    Le secret que je connaissais alors/The secret I knew then

    Aurai-je un jour à nouveau la chance/Will I ever have the chance again
    Si je m'enfuyais, je n'aurais jamais la force/If I ran away, I'd never have the strength
    Pour aller très loin/To go very far

    Comment entendraient-ils les battements de mon cœur/
    How would they hear the beating of my heart
    Est-ce qu'il fera froid/Will it grow cold
    Le secret que je cache, vais-je vieillir/The secret that I hide, will I grow old
    Comment vont-ils entendre/How will they hear
    Quand apprendront-ils/When will they learn
    Comment sauront-ils/How will they know

    Un homme peut dire mille mensonges/A man can tell a thousand lies
    J'ai bien appris ma leçon/I've learned my lesson well
    J'espère que je vis pour le dire/Hope I live to tell
    Le secret que j'ai appris, jusque-là/The secret I have learned, 'til then
    Ça va brûler en moi/It will burn inside of me

    (…)

     

    Pendant tout le tableau, Madonna se balade dans les airs, elle fait face à tous ces portraits de disparus de cette guerre silencieuse, elle leur rend un vibrant hommage, elle les regarde droit dans les yeux, elle crie l’injustice, elle se fait la voix de ceux qui l’ont perdue trop tôt.

    Et à la fin de la chanson, une dédicace apparait sur le plus grand écran.

    « EN SOUVENIR DE TOUTES LES LUMIERES BRILLANTES QUE NOUS AVONS PERDUES A CAUSE DU SIDA ».

    Le tableau de « Live to tell » est l'un des moments les plus émouvants de son spectacle, et de toute sa carrière. C'est l'un des meilleurs moments en absolu auquel j’ai eu la chance d’assister au fil de mes désormais neuf concerts d'elle.

    Aujourd’hui, le 1er décembre, c’est la journée mondiale contre le SIDA.
    Madonna n'a pas attendu cette date pour rendre hommage aux victimes de l'épidémie, puisque l’un des moments forts du Celebration Tour est le tableau sur son tube « Live to tell ».

    Mais ce vendredi, Madonna a voulu marquer le coup.

    Au beau milieu du concert, elle a fait un long speech sur ce que le SIDA a été, et sur ce qu’il est encore aujourd’hui.





    Aujourd’hui, c’est la journée mondiale contre le SIDA.
    Vous pensez à ça ? C’est important pour tout le monde ?
    Peut-être que tout ça peut paraitre très lointain, peut-être que cela ne vous parle pas, on peut même penser que chaque jour est un jour de fête.
    Mais laissez-moi vous expliquer quelque chose. Il n’y a pas de cure pour le SIDA. Les gens continuent de mourir du SIDA, vous savez ?
    Quand j’ai débarqué à New York, j’ai eu la chance de rencontrer et devenir amie avec de nombreux magnifiques artistes, musiciens, peintres, chanteurs, danseurs, écrivains.
    Et puis, un jour, ces gens ont commencé à devenir malades, et personne ne comprenait ce qui se passait. Les gens commençaient par perdre du poids, et puis ils tombaient comme des mouches. Ils allaient à l’hôpital, et là non plus personne ne comprenait ce qui était en train de se passer.
    Les infos appelaient ça le « cancer gay », parce que ça sévissait principalement dans la communauté gay. Et ça, c’était une honte terrible. Parce que, je ne sais pas si vous comprenez ça, maintenant, mais dans les premières années ’80 ce n’était pas cool d’être gay, ce n’était pas accepté d’être gay. Vous comprenez ça ou vous considérez juste vos droits pour acquis ?
    Aujourd’hui, on peut se tenir debout et dire « je suis gay ».
    Mais à l’époque, s’assumer était une action très brave et très courageuse.
    Je ne sais pas si vous imaginez vraiment ce qu’a été, à cette époque où être gay était considéré comme un péché, comme quelque chose de dégoûtant, de voir soudainement une vaste portion de la communauté gay commencer à tomber comme des mouches.
    Les gens mouraient partout. Et quand je dis qu’ils mouraient partout, je ne suis pas en train d’exagérer. Chaque jour je me réveillais et j’apprenais qu’un nouvel ami était touché. J’allais leur rendre visite, je m’assoyais sur le côté du lit pour les regarder mourir.
    Et pendant ce temps, dans la communauté médicale personne ne voulait faire quoi que ce soit. Parce qu’ils disaient que ces gens méritaient de mourir. Oui, c’est ce qu’ils disaient.
    C’étaient des temps affreux. J’ai personnellement perdu beaucoup d’amis bien aimés. J’aurais donné mes bras si j’avais pu trouver une cure pour leur permettre de vivre.
    J’ai vu tellement de gens mourir, homme et femmes, enfants, hétéros, gays, etc. Parce qu’à cette époque le sang des transfusions n’était pas testé.
    Les enfants aussi étaient ostracisés s’ils avaient le HIV. Je ne sais pas si vous comprenez, mais c’étaient des temps dévastateurs. Pour moi, c’est comme si une entière génération avait été anéantie.
    Et j’ai vu mon meilleur ami Martin en train de mourir. J’ai serré sa main, il souffrait énormément, il pouvait tout juste respirer, il voulait me chanter Maria Callas, Casta Diva. Et je lui ai dit, s’il te plaît, Martin, laisse tomber. Et je regardais son esprit quitter son corps. Je ne sais pas si vous le savez, mais pendant « Live to tell », il est le premier visage qui apparaît.
    Et il y en a beaucoup d’autres après.
    Mais je ne dis pas ça pour que vous vous sentiez désolés pour moi. Je veux que vous sachiez à quel point vous êtes chanceux maintenant, à quel point vous êtes chanceux d’être vivants. Maintenant vous pouvez prendre un médicament et être protégés, c’est fou.
    Et je me retiens chanceuse d’avoir moi-même survécu à cette triste époque.
    Quand j’ai été à l’hôpital Saint Vincent à New York pour visiter des patients qui étaient mourants, leurs familles ne voulaient plus rien avoir affaire avec eux. C’était dans les années ’80.
    Il y avait toute une salle dans laquelle il n’y avait que deux infirmières qui acceptaient de rentrer et de soigner ces malades. Car tout le monde disait « si tu touches une personne avec le SIDA, tu vas l’attraper ».
    Et j’ai avance dans cette salle et j’ai vu tous ces hommes haletant leur dernier souffle, et tout ce qu’ils voulaient, c’était un câlin. Et j’ai marché entre les lits de beaucoup d’entre eux, et je leur ai fait des câlins. Et ils étaient dans un état de démence et ils pensaient que j’étais leur mère et ils disaient « Maman, merci d’être enfin venue ».
    Je ne sais pas si cette scène, cette salle de spectacle est le bon endroit pour raconter ça, mais vous n’avez pas idée de ce que c’était pour tous ces personnes d’être laissés sur le côté, comme s’ils n’avaient pas d’importance, comme si leurs vies n’avaient pas d’importance.
    Vous n’avez pas idée d’à quel point vous êtes chanceux maintenant, à quel point nous sommes chanceux.
    Mais les gens peuvent être si cruels, vous savez ?
    Et quand je suis revenue à la maison ce jour-là, après avoir visité cet hôpital, la presse était postée devant l’immeuble de mon appartement à Central Park West, et on m’a demandé : « Madonna, Madonna, c’est vrai que vous avez le SIDA ? ».
    Je leur ai répondu : « Non, je me soucie juste des gens qui ont le SIDA ».
    Il y a quelques années, j’ai écrit des livres pour enfants. Un jour, une femme s’est approchée de moi, elle est venue me parler et m’a dit : « Vous écrivez des livres pour enfants, vous avez des enfants, vous prenez soin des enfants, est ce que vous savez qu’il y a un pays en Afrique où plus d’un million d’enfants sont nés avec le SIDA ? ».
    Et je lui ai dit : « De quoi parlez-vous ? ».
    Et elle m’a parlé de ce pays appelé Malawi.
    Et j’y suis allée, et c’était comme une histoire qui se répète. Je suis allée dans les hôpitaux, j’ai vu les corps empilés les uns sur les autres.
    J’ai vu les gens mourir partout. Il n’y avait pas de médicament, aucun traitement, rien, pas d’antirétroviraux disponibles.
    Des décennies plus tard, c’était comme voir l’histoire se répéter. Et c’est de cette façon que j’ai rencontré mon fils David, dont la mère était morte du SIDA, et tous mes enfants que j’ai adoptés au Malawi. Mes beaux enfants.
    Une fois de plus, je ne vous raconte pas ça pour avoir votre compassion, je n’essaie pas de me faire mousser. Je veux juste parler de l’étroitesse d’esprit de certains gens. Et cela me rend malade, et cela devrait tous vous rendre malades aussi.
    Où je veux donc en venir ?
    Je veux juste honorer tous ceux que nous avons perdus à cause du SIDA, ceux qui vivent avec le SIDA, et ils sont nombreux.
    Merci à la recherche médicale et aux gens qui ont consacré du temps à la sensibilisation.
    Mais vous savez, à notre époque où nous avons accès à tant d’informations, l’ignorance n’a pas d’excuses. Si on peut mettre un terme à quoi que ce soit, que nous puissions s’il vous plaît mettre un STOP à l’ignorance !
    Est-ce que je vous ai endormis ? Pensez-vous que j'allais terminer le spectacle de ce soir et ne pas parler de ça ?
    La seule chose qui peut tous nous sauver, c’est la lumière qui nous fait briller, la lumière qui est dans chacun de nous. Nous devons la partager avec tout le monde. Alors, s’il vous plaît, allumez vos lumières, s’il vous plaît, allumez vos lumières, ne me faites pas supplier !
     
    Son émotion lors de son discours est palpable par toutes et par tous. Sa voix chevrotante lorsqu’elle évoque tous ces amis touchés par la maladie et décédés m’a ému. Ses mots semblaient venir directement de ses tripes. J’étais assez près d’elle, à quelques mètres à peine, pour voir qu’elle était tellement habitée par ses propos qu'elle en tremblait comme une feuille. J’ai même cru que la petite bouteille qu’elle tenait entre sa paume et son pouce allait se fracasser au sol. Je la voyais si menue, si fragile, elle était si émouvante à cet instant.
    J’ai envie de la croire sincère. En fait, je trouve que plus elle vieillit, plus elle devient humaine et touchante.

    Elle demande qu’on allume les torches de nos portables.

    « Ne me faites pas vous prier ! » elle nous encourage

     

    MADONNA, Celebration Tour 2023.



    A cet instant, la salle est illuminée par des milliers de lumières de portables. C’est beau et terriblement émouvant.

    Et là, elle chante « I will survive » juste avec un accompagnement de guitare, elle chante avec le public :





    Au début j'avais peur, j'étais pétrifié/At first I was afraid, I was petrified
    Je pensais que je ne pourrais jamais vivre sans toi à mes côtés/
    Kept thinking I could never live without you by my side
    Mais ensuite j'ai passé tellement de nuits à penser à quel point tu m'avais fait du mal/
    But then I spent so many nights thinking how you did me wrong

    Et je suis devenu fort/And I grew strong
    Et j'ai appris à m'entendre/And I learned how to get along

    (…)

    Vas-y maintenant, vas-y, sors par la porte/Go on now, go, walk out the door
    Tourne-toi maintenant/Just turn around now
    Parce que tu n'es plus le bienvenu/'Cause you're not welcome anymore
    N'est-ce pas toi qui as essayé de me faire du mal en me disant au revoir ?/
    Weren't you the one who tried to hurt me with goodbye?

    Tu penses que je m'effondrerais ?/You think I'd crumble?
    Tu penses que je m'allongerais et mourrais ?/You think I'd lay down and die?
    Oh non, pas moi, je survivrai/Oh no, not I, I will survive

    Oh, tant que je sais aimer, je sais que je resterai en vie/
    Oh, as long as I know how to love, I know I'll stay alive

    J'ai toute ma vie à vivre/I've got all my life to live
    Et j'ai tout mon amour à donner et je survivrai/
    And I've got all my love to give and I'll survive
    Je survivrai, hé, hé/I will survive, hey, hey

    Et après un tel discours, après les soucis de santé qu’elle a eu pendant l’été dernier ont auraient failli faire capoter cette sublime tournée ou, pire encore, éteindre sa belle voix à tout jamais, la chanson « I will survive » prend tout son sens.

    « I will survive » un message qui parle à tout le monde.

    Un peu plus tard pendant le spectacle, elle apparait avec le drapeau de l’arc en ciel en manteau, et c’est sans conteste l’une de mes plus belles photos de la soirée, si ce n’est pas la plus belle.


    MADONNA, Celebration Tour 2023.



    D’aucuns diront cyniquement qu’elle ne fait que flatter une frange de son public, le caresser dans le sens du poil.
    Là encore, j’ai envie de la croire sincère dans son propos de tolérance et de soutien à la communauté LGBT.
    C'est pour ça aussi qu'on l'aime.

    Le reste du spectacle est festif, étincelant, grandiose, alternant des moments dansants, festifs, esthétiques, iconiques et des ballades magnifiques. Elle n’a pas oublié non plus de rendre hommage aux deux autres piliers de la trilogie des stars ultimes des années ’80, tous conscrits de l’année 1958, à savoir, Michael Jackson et Prince. Elle est la seule survivante.
    Une tournée pour fêter ses 40 ans de carrière, un enchaînement de ses plus grand tubes remis au goût du jour, que ce soit musicalement ou visuellement. Une débauche de danseurs, d’écrans, de lumières, de projections, de jeux scéniques pour nous en mettre plein la vue, sans pour autant trahir l’essence du propos artistique d’origine.
    La tournée récolte de très bonnes critiques dans les médias. Il souffle comme un air de retour en grâce. Je suis si heureux de voir qu'avec cette tournée Madonna nous montre qu'elle n'a pas dit son dernier mot, et qu'elle nous met tous d'accord.
    Ce spectacle est du meilleur niveau « madonnesque », dans le top 5 des 12 tournées de sa carrière.
    Un show de près de plus de deux heures, mené tambour battant malgré ses 65 ans, malgré les problèmes de santé de cet été et sa protection au genou signe d’une fragilité toujours présente de ce côté-là.
    C’est un magnifique doigt d’honneur à ceux qui ont voulu la croire finie.
    Madonna est une force de la nature. Ou, du moins, l'illusion est là.
    Dans tous les cas, elle essaie comme toujours de donner le meilleur, tout en commençant à accepter de nous montrer que le temps passe sur son corps et son visage.


    MADONNA, Celebration Tour 2023.



    Au-delà de sa musique, de son image et de son soutien LGBT, ce qui m'émeut le plus chez elle ça a toujours été sa volonté de fer qui déplace des montagnes.
    Sa façon de dire merde à ses détracteurs, de toujours trouver la force de s’accrocher et d’avancer, malgré l’âge, les problèmes et les critiques.
    Dans sa chanson « Justify my love » elle chuchote « Poor is the man that pleasures depends by the permission of another ».
    Et ça, quand on est gay, et que pendant près de dix ans on s’est fait harceler à l’école à a cause de ça, quand on a cru qu’être différent c’était mal parce que les autres ne sont pas assez intelligents pour l’accepter, ça parle, ça parle, ça parle.
    Madonna m’a d’abord appris à croire en moi et en ce que je fais, et à ne jamais cesser d’y croire. Elle m’a appris à oser et à ne jamais avoir honte d’oser. Elle m’a montré que l’action et la persévérance finissent très souvent par porter leurs fruits, et que certains finiront par le remarquer. Que le respect et la légitimité se méritent. Qu’on vit pour raconter. D’où, le titre de l’une de ses plus belles ballades, « Live to tell ».
    Elle m'a également appris à rester debout malgré les années qui passent et qui nous cabossent, à regarder vers l’avenir même quand la tentation est forte de se laisser emporter par la nostalgie du passé, la crainte de l’avenir et l’aliénation du présent.
    Une philosophie de vie qu’elle a fait sienne le long de toute sa carrière, mais qui avait pris une dimension particulière lors du Madame X Tour de 2019, tournée qu’elle a mené au bout malgré des souffrances physiques importantes.
    Une philosophie de vie qu’elle n’a jamais laissé tomber, même pendant ces quatre années de traversée du désert. Et qui a pris toute sa dimension lors du Celebration Tour, en remontant sur scène alors qu’elle revient de loi, de très loin.

    C'est cette attitude que j'ai toujours aimé chez elle et c'est ça qui me l'a chevillé au corps.
    Un jour elle a dit : « The most controversial thing I ever done… is to stick around ! ».
    La chose la plus controversée que j’ai jamais fait, c’est de m’accrocher.
    C’est cette attitude qui l’a établie définitivement en tant qu’icone de la communauté LGBT.
    Ça résume toute sa carrière.
    On peut aimer ou pas l’artiste, ses chansons, son image, la star, ses caprices. Mais il est un fait incontestable. Sa volonté, sa persévérance et sa résilience imposent le respect.

    Voilà ce qu’elle représente pour moi.

    Voilà ce que j’aime chez elle.

    Voilà pourquoi son attitude m'inspire beaucoup.

    A Amsterdam elle était radieuse et magnifique.
    Oui, cette femme est un phénix. Et je l’aime plus que jamais.
    Jamais un concert de Madonna n’a autant fait sens pour moi.

    C’est peut-être la dernière fois que je l’aurai vue en spectacle, en vrai, et de si près.

    Dans l’attente de la future captation officielle, qui sera encore ultra travaillée, avec des plans qui ne dureront que des fractions de seconde, où tout sera mis en œuvre pour continuer à dessiner le mythe en effaçant ce naturel qui fait toute la valeur ajoutée de ces spectacles, je ne me lasse pas de regarder les nombreuses captations de fans des différentes dates.
    Car ces images tournées avec amour, ou l'on voit à la fois Madonna et Veronica, sont les plus précieuses qui soient.

    Merci d’exister, Madonna, et à la prochaine !


    CELEBRATION TOUR 2023
    Le contexte depuis l’époque Madame X (2019-2020).


    Malgré un dernier album plutôt original et bien réalisé, l’époque « Madame X » (2019) a été caractérisée par un retour en demi-teinte, entre looks peu convaincants, prestations télévisées ratées et critiques et tous azimuts – sur son physique, sur son visage, sur son âge, sur ses capacités artistiques, sa « hasbeenisation » – sur les réseaux sociaux et dans les médias. Madonna vieillit, et on ne le lui pardonne pas. D’ailleurs, elle-même semble ne pas l’accepter.
    L’album s’est peu vendu, mais les tickets pour la tournée des théâtres, organisée sous la forme de mini-résidences dans plusieurs villes américaines et européennes, se sont écoulés en un claquement de doigts.
    Mais le Madame X Tour ne s’est pas passé comme prévu. Il s’est en effet avéré être la tournée la plus difficile de Madonna, des problèmes de santé ayant entrainé des annulations tardives de plusieurs spectacles.
    Après la fin du Madame X Tour, l’actualité de Madonna a été quelque peu chaotique. D’abord, il y a eu des longs mois de soins et de rééducation pour tenter de soigner ses problèmes articulaires. Puis, une longue, très longue, interminable traversée du désert, caractérisée par de nombreux posts Instagram aux propos douteux, aux images souvent de mauvais goût, aux provocations à deux balles. Une période ponctuée par quelques prestations live sans queue ni tête, par quelques collaborations musicales à oublier, ainsi que par la désastreuse tentative de remise au goût du jour de certains de ses titres iconiques avec des artistes à la mode, tentative se traduisant en autant de désastres.
    Certes, de nos jours, il faut être présent sur les réseaux et avoir une actu régulière pour exister et ne pas tomber dans l’oubli. Et oui, le dicton « en bien ou en mal, pourvu qu’on en parle » est toujours l’une des bases du marketing. Mais tout cela est indigne de la légende vivante qu’elle est.
    Fournissant ainsi à ses détracteurs d’innombrables bâtons pour se faire battre, elle n’a pas été épargnée par les coups, certains bas à souhait. Elle a tout pris, sur son âge, son apparence, sa mollesse, sa voix, sa chirurgie plastique, son cul, ses fringues, son maquillage, ses bijoux, ses lèvres, ses yeux, j’en passe et des meilleures.
    Plus elle était moquée et insultée, plus elle se vautrait dans une provocation de plus en plus trash. Et plus elle se faisait descendre. En quelques années, elle est devenue la risée de la presse et du grand public. Elle a été bannie des télés, des radios, et des playlists.
    Même les fans de la première heure doutaient qu’elle puisse un jour se relever du pétrin où elle s’était embourbée. D’autant plus que Madame X était le dernier album prévu par son contrat d’artiste.
    Puis fin 2022, la tournée est annoncée. Une tournée mondiale, dans des arénas. Une tournée sans album à promouvoir, pour célébrer ses 40 ans de carrière.
    On n’y croyait plus. On est heureux, mais on se demande si elle va pouvoir assurer.

    Janvier 2023, les tickets sont mis en vente. Quarante dates sont annoncées au départ, mais au vu de l’engouement, elles deviennent vite 80. J’arrive à avoir des tickets pour Amsterdam pour le 1er décembre. Un pour moi, un pour Elodie, et l’un pour Lucie, elle va avoir 21 ans déjà, jolie fille à qui sa maman a inculqué les bases du goût musical, elle a été biberonnée à grands coups de tubes de Madonna. Et un pour le garçon qui devait m’accompagner.
    Le début de la tournée est prévu pour le 15 juillet à Vancouver.
    Les mois passent, les premières photos des répétitions filtrent sur Internet. L’été arrivé. L’impatience monte en flèche en ces derniers jours de juin à l’approche de la première date de la tournée. Je suis très impatient de voir les premières images du spectacle sur Internet, si elle ne nous fait pas à nouveau le sketch de nous kidnapper les portables à l’entrée comme lors du Madame X Tour.
    Puis, le samedi 24 juin 2023 c’est la douche froide. Guy Oseary, le manager de Madonna annonce par un court communiqué sur Instagram que la star est hospitalisée en soins intensifs suite à une « attaque bactérienne sérieuse ».
    A côté de cette version officielle, d’autres infos circulent sur la toile. Elle aurait été trouvée inconsciente chez elle et elle aurait été réanimée de justesse. En cause, le surmenage lié à la préparation de la tournée, définie comme étant « très ambitieuse » par des voix bien renseignées. Ah, non, non, non ! Pourvu qu’elle ne nous fasse pas une « Michael Jackson », qu’elle ne range pas l’arme à gauche en préparant un retour au-dessus de ses forces ! Je préfèrerais encore que tout soit annulé plutôt qu’elle mette en danger sa vie. Aucune tournée ne mérite autant de dévouement. Mourir sur scène, ce n’est pas une bonne idée !
    Pendant deux longues semaines, aucune autre info ne filtre sur son état de santé.
    Enfin, le 9 juillet, une photo fait surface sur la toile. On la voir debout, en pleine rue, avec un grand chapeau. Le lendemain, elle se fend d’un long post de remerciements pour tous ce qui se sont inquiétés pour sa santé. Pour elle.
    Bien évidemment, elle a besoin de temps pour récupérer. Toute la première partie du tour, les dates en Amérique du Nord, est reportée à début 2024. Le Celebration Tour débutera désormais à Londres le 14 octobre 2023.
    Toutes les autres dates européennes sont maintenues, je suis rassuré. Un peu, mais pas totalement. Pourvu que la tournée ne soit pas à nouveau marquée par des soucis de santé. Pourvu qu’elle ne se mette pas en danger !


    Hommages à Madonna.


    Un Megamix audio vidéo de grande qualité qui offre un vaste panoramique de l'étendue et de la richesse de la carrière de Madonna. Ça donne le vertige de voir toutes ces images, le travail produit, le temps qui passe. Never forget.




    Madonna Rusical

    Un hommage tout en humour et bienveillance.






    GLEE S01E15 La puissance de Madonna

    SUE:
    —    Madonna. En prononçant simplement ce nom à haute voix, je me sens puissante. Désolé, Angie Jolie, Catherine La Grande, Madonna est la plus grande femme qui n'a jamais marché sur cette terre. Madonna est une légende. Madonna est la force, l’indépendance. Personne n’est comme la material girl.
    —    Qu'est-ce qui vous vient à l'esprit quand vous voyez ce nom ? Génie. Icône. Gloire. MILF.
    —    Donc, nous sommes tous conscient de la signification culturelle de la musique de Madonna. Culturellement, elle transcende sa musique, parce que généralement, les textes de ses chansons portent sur le fait d’être fort, indépendant, confiant, sans différence de sexe. Mais plus que tout, le message de Madonna est porté sur l'égalité. Prendre le contrôle de soi même et de son corps.

    Express Yourself

    Tu mérites le meilleur de la vie/You deserve the best in life
    Donc si le moment n'est pas venu, alors passe à autre chose/So if the time isn't right, then move on
    Le deuxième meilleur n'est jamais suffisant/Second best is never enough
    Tu feras beaucoup mieux, bébé, tout seul/You'll do much better, baby, on your own
    Ne opte pas pour un pis-aller, bébé/Don't go for second best, baby
    (…)
    Exprimez-vous/Express yourself
    Tu dois le faire/You've got to make him
    S'exprimer/Express himself
    (…)
    Respecte-toi, hé, hé/Respect yourself, hey, hey
    (…)
    Exprimez-vous/Express yourself

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


    Podcasts :




    https://www.radiofrance.fr/personnes/madonna


     


    Billboard Femme de l’année 2016.





    « D’abord, merci d’avoir reconnu ma capacité à mener ma carrière pendant 34 ans, face à une misogynie flagrante, le sexisme, des brimades constantes, et des abus incessants.
    Lorsque j’ai débarqué à New York, j’étais une adolescente. C’était en 1979, et New York était un lieu très effrayant. La première année, j’ai été menacée avec une arme, violée sur un toit avec un couteau sous la gorge, et mon appartement a été cambriolé tellement de fois que j’ai fini par arrêter de verrouiller la porte.
    Au cours des années qui ont suivi, j’ai perdu presque tous mes amis à cause du SIDA, de la drogue, des balles d’arme à feu.
    Vous pouvez imaginer que tous ces évènements inattendus m’ont non seulement aidée à devenir la femme audacieuse qui se tient devant vous, mais cela m’a également rappelé que je suis vulnérable et que dans la vie il n’y a pas de véritable sécurité, mis à part la confiance en moi et la compréhension que je ne suis pas propriétaire de mes talents, que je ne suis pas propriétaire de rien, que tout ce que je possède est un don de Dieu. Et que tout ce qui m’est arrivé, c’est arrivé pour me donner de leçons et me rendre plus forte.
    Lorsqu’on m’a annoncé qu’on me remettrait un prix pour avoir été « la femme de l’année dans la musique », je me suis demandé que puis-je dire sur le fait d’être une femme dans le monde de la musique. Quand j’ai commencé à écrire des chansons, je ne pensais pas au féminisme, je voulais juste être une artiste. J’ai bien sûr été inspirées par des femmes comme Debbie Harry, Chrissy Hind, ou Aretha Franklin. Mais ma vraie muse était David Bowie, il incarnait l’esprit à la fois masculin et féminin et cela me convenait très bien. Il m’a laissé imaginer qu’il n’y avait pas de règles, que je pouvais faire ce que je voulais.
    Mais j’avais tort de penser cela. Il n’y a pas de règles, si tu es un garçon. Si tu es une fille, tu dois jouer le jeu. C’est quoi ce jeu ? Vous avez le droit d’être jolie, mignonne, et sexy. Mais n’agissez pas trop intelligemment, n’ayez pas d’opinion, n’ayez surtout pas d’opinion qui ne correspond pas au status quo. Lorsque je suis devenue célèbre, il y avait des photos de nues de moi dans Playboy et Penthouse, elles étaient issues d’écoles d’art pour lesquelles je posais à l’époque pour gagner de l’argent. Elles n’étaient pas très sexy, en fait j’ai l’air assez ennuyée, car je l’étais. On s’attendait à ce que j’aie honte quand ces photos sont sorties, et je n’avais pas honte. Mauvaise réponse !
    Vous êtes autorisée à être « objectifiée » par les hommes, et habillée come une pute, mais, surtout, ne partagez pas vos propres fantasmes sexuels avec le monde. Soyez ce que les hommes veulent que vous soyez, mais plus important encore, soyez ce que les femmes veulent que vous soyez pour qu’elles se sentent à l’aise avec vous.
    Et enfin, ne vieillissez pas. Parce que vieillir est un péché. Et lorsque cela arrivera, vous serez critiquées, vous serez vilipendées. Et vous ne serez plus jamais diffusée à la radio.
    Les gens disent que je suis quelqu’un de très controversé. Mais je pense que la chose la plus controversée que j’ai jamais faite, c’est de m’accrocher.
    Ce que j’aimerais dire à toutes les femmes ici aujourd’hui, c’est que les femmes ont été tellement opprimées, pendant si longtemps, qu’elles ont fini par croire que pour se sentir accomplies, elles doivent soutenir un homme. Car il n’y a que de très bons hommes qui valent la peine d’être soutenus.
    En tant que femmes, nous devons commencer à apprécier notre propre valeur. Nous devons aller vers des femmes fortes avec lesquelles se lier d’amitié et collaborer, des femmes qui nous apprennent des choses, qui nous inspirent, qui nous soutiennent, qui nous éclairent.
    Pour moi, le plus important ce n’est pas de recevoir ce prix pour recevoir ce prix. Le plus important à mes yeux, c’est plutôt l’opportunité qui m’est donnée de me tenir devant vous et vous dire merci en tant que femme, en tant qu’artiste, en tant qu’être humain. Non seulement aux personnes qui m’ont aimée et soutenue tout au long de mon chemin. Tant d’entre-elles sont assises devant moi en ce moment, et vous n’avez pas idée d’à quel point cela compte pour moi.
    Madonna est émue, elle marque une pause, les applaudissements l’encouragent et la soutiennent.
    Je veux également remercier les sceptiques, les opposants, tous ceux qui m’ont fait la misère, qui m’ont fait vivre l’enfer, ceux qui ont dit que je ne le pouvais pas, que je ne le ferais pas, que je ne devais pas le faire. Votre résistance m’a rendue plus forte. Vous avez fait de moi la combattante que je suis aujourd’hui. Vous avez fait de moi la femme que je suis aujourd’hui.
    Alors, merci.


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  •                                                                                                   Aux cadeaux inespérés de la vie.


    Amsterdam, Ziggo Dôme, 1er décembre 2023.



    Un solide travesti black, le gagnant de la dernière saison d’une célèbre émission de drags américaine, vient de monter sur scène. Il est accoutré en  Marie-Antoinette, un hommage tout en humour à la tenue célébrissime portée par la Star de la soirée lors d’une prestation aux MTV Music Awards plus de trente ans auparavant et devenue iconique.
    Sur l’instrumentale de « Material girl », « Marie-Antoinette » commence à chauffer la salle. Il nous raconte une époque où Madonna n’était encore que Louise Veronica, une jeune fille du Michigan, il nous détaille la légende des 35 dollars en poche lorsqu’elle a débarqué à Time Square alors qu’elle n’avait que 19 ans. Il retrace, projections d’écrans à l’appui, les moments les plus sulfureux de quarante ans de carrière.
    L’assistance est en délire. « Marie Antoinette » termine sa longue tirade en assenant :
    « This is not a concert, this is not a party, this is a Celebration ! »
    Alors que les notes du premier titre du concert font exploser la sono de la salle et nos tympans, tandis que les basses font vibrer le sol, nos pieds et nos tripes.
    L’onde de choc se propage dans la salle, dans les esprits. Elle apparaît enfin, sur un plateau tournant, dans un immense nuage de fumée, sous mille feux de lumières.
    Et elle entonne :

     



     

    Quand j'étais très jeune/When I was very young
    Rien n'avait vraiment d'importance pour moi/Nothing really mattered to me
    Mais pour me rendre heureux/But making myself happy
    J'étais le seul/I was the only one

    Maintenant que je suis adulte/Now that I am grown
    Tout a changé/Everything's changed
    Je ne serai plus jamais le même/I'll never be the same
    À cause de toi/Because of you

    Rien n'a vraiment d'importance/Nothing really matters
    L'amour est tout ce dont nous avons besoin/Love is all we need


    L’amour est tout ce qui compte. Et cet amour, c’est toi qui me l’apportes. Toi, qui es ici, ce soir, à côté de moi, à ce concert.
    —    Je suis tellement content que tu sois là avec moi ! je te crie à l’oreille, en défiant les décibels. Sans succès.
    —    Quoi ? tu gueules à ton tour.
    —    Merci d’être là ! je crie à pleins poumons.


    Paris, début mai 2023.



    C’est à ce moment-là que ma vie a basculé. Que mes certitudes ont volé en éclat. Que j’ai changé d’état.
    C’est au beau milieu du printemps que le vent s’est mis à souffler à nouveau, et très fort. Ce n’était pas le vent d’Autan, car le vent d’Autan n’arrive pas jusqu’à Paris. Mais ce vent qui soufflait sur la capitale lui ressemblait quand-même beaucoup.
    Un soir, alors que je suis en train de préparer le dîner en attendant qu’Anthony rentre du bureau, je regarde comme d’habitude une émission de débat. Et lorsque j’entends la voix suave de l’animatrice présenter l’invité du jour, je manque de peu de faire un malaise.
    « Notre invité du jour a 41 ans, il est originaire de la région toulousaine et il a été l’un des rugbymen les plus prometteurs de sa génération. Dans son palmarès, un bouclier de Brennus soulevé avec l’un des plus gros clubs de Top14, le Stade Français, ainsi qu’un Tournoi des Six Nations gagné en Équipe de France. Il a également connu une carrière internationale en Angleterre, puis en Afrique du Sud, et il a été l’un des rares joueurs natifs de l’hémisphère nord à participer au tournoi du « Super 14 », qui est devenu depuis « Super Rugby », une compétition disputée entre équipes d’Afrique du Sud, de Nouvelle Zélande et d’Australie. Autrement dit, le Saint des Saints du rugby mondial.
    Ce soir, il est accompagné par Thibault Garcia et Ulysse Klein, tous deux également anciens rugbymen de premier plan.
    Nous accueillons ce soir l’ancien ailier international Jérémie Tommasi ».
    Et alors que la caméra montre les trois hommes et que le public les accueille avec de longs applaudissements, je me sens me liquéfier, ou carrément m’évaporer. Mon cœur vient de se décrocher de ma poitrine et de s’écraser au sol. J’ai le vertige, je dois m’assoir.
    —    Bonsoir Jérémie…
    —    Bonsoir…
    Ça fait cinq ans que je ne l’ai pas vu, depuis mon voyage en Australie. Jérém va sur ses 42 ans. Les cheveux blancs sont un peu plus nombreux, les poils gris dans sa barbe aussi. Les années ont passé pour lui aussi, mais avec grâce. Il a l’air apaisé. Et cette belle chemise noire portée sur un t-shirt blanc le met terriblement en valeur.
    —    Il y a 15 ans, tout allait bien pour vous, enchaîne l’animatrice. Votre carrière était bien lancée et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Et pourtant, elle a été stoppée net lorsque vous n’aviez que 27 ans.
    —    C’est exact.
    —    Mais cet arrêt brutal n’a pas été causé par une blessure, comme c’est malheureusement souvent le cas pour les grands sportifs.
    —    Non, en effet.
    —    Elle a été stoppée à cause d’une photo.
    —    Eh oui, malheureusement…
    Jérém n’a pas l’air à l’aise devant les caméras. Je devine que l’exercice de se montrer devant les caméras est loin d’être anodin, qu’il prend grandement sur lui, et il en est carrément touchant. J’ai tellement envie de le prendre dans mes bras et de le soutenir, de l’encourager !
    —    Alors, racontez-nous ce qu’il y avait de si terrible, de si scandaleux, de si répréhensible sur ce cliché pour que ce soit suffisant pour arrêter une carrière comme la vôtre.
    —    Sur cette photo, il y avait deux garçons, moi et Rodney Williams.
    La fameuse couverture du tabloïd à l’origine du « scandale » apparaît à l’écran, avec la mention : « Boys have fun ».
    —    Rodney Williams est un ancien international de rugby que vous avez rencontré lorsque vous jouiez à Londres, précise l’animatrice.
    —    C’est exact.
    —    A cette époque Rodney Williams était votre petit ami…
    La caméra fait un plan serré sur Jérém. Je vois l’hésitation traverser son regard, je reconnais sa pudeur, sa réticence à s’exposer de la sorte. Puis, je le vois prendre une inspiration profonde. Une étincelle nouvelle jaillit de son regard. Il saisit son courage à deux mains, et il lance, la voix plus sonore, l’attitude davantage affirmée :
    —    Oui, c’est ça.
    —    Avant de parler de cette photo et du bouleversement qu’elle a provoqué dans votre vie, je voudrais que vous me racontiez votre parcours. Vous avez commencé le rugby en tant qu’amateur lorsque vous étiez enfant…
    —    C’est ça. C’est Thibault qui m’a fait découvrir le ballon ovale, explique Jérém en indiquant son pote d’enfance.
    —    Et c’est au cours de votre adolescence que vous avez découvert votre attirance pour les garçons. Comment avez-vous vécu cela ?
    —    Plutôt pas bien. Je ne pouvais pas accepter d’être comme ça. Je ne voulais pas être gay, comme si j’avais pu choisir. Je suis sorti avec des nanas pour éloigner les soupçons de moi. Mais avant tout pour me convaincre que je n’étais pas gay.
    —    Et pourtant vous aviez déjà eu des expériences avec des garçons, vous les avez eues assez jeune…
    —    Oui, mais j’espérais que ce ne serait qu’une passade, et que j’arriverais à maîtriser ce « truc ».
    —    Mais vous n’y êtes pas arrivé…
    —    Non, je n’y suis pas arrivé. Au contraire, j’ai peu à peu pris conscience de qui j’étais. A vingt ans, j’ai eu une relation avec un garçon, une très belle relation qui a duré près de 10 ans. Et cette relation m’a fait mûrir, m’a aidé à me respecter, à ne plus avoir honte de moi.
    —    Mais ça n’a pas été toujours une relation de tout repos, en particulier à cause du rugby.
    —    Quand j’ai commencé ma carrière dans le rugby professionnel, je venais tout juste d’apprendre à m’accepter tel que j’étais. A partir de ce moment, j’ai dû cacher cette partie de moi, j’ai dû mettre ma vie personnelle en arrière-plan. Et ma relation en a pâti.
    —    Mais elle a quand-même perduré. Et puis il s’est passé quelque chose qui a à nouveau bouleversé votre vie.
    —    Oui. C’était le soir de mes 25 ans, je sortais d’une petite fête qu’Ulysse ici présent m’avait préparée chez lui. J’étais en compagnie de mon copain de l’époque. On avait un peu bu, on a certainement été imprudents. Des types nous ont vus nous embrasser. Et nous ont tabassés.
    Hasard ou pas, la caméra le montre désormais de profil. Un angle de vue qui fait ressortir cette légère cassure sur son nez, ce changement de son profil qui n’est pas la conséquence de coups reçus pendant ses années rugby, mais le stigmate indélébile de la violence aveugle dont nous avons été victimes il y a 17 ans.
    —    Mon nez s’en souvient encore, plaisante Jérém en voyant le retour d’image dans un écran. A l’époque, on m’avait proposé de corriger ça. Mais je n’ai jamais voulu. Je voulais me souvenir de ce qui était arrivé pour ne plus jamais baisser la garde.
    —    De cette agression, vous en avez remporté des blessures qui vous ont éloigné du terrain de jeu…
    —    J’ai passé des mois à récupérer. Physiquement, ça allait. Mais mentalement, ce n’était pas du tout ça. J’ai quand même voulu rejouer, car le terrain était l’endroit au monde où je me sentais le mieux. J’espérais que ça m’aiderait à tourner la page.
    —    Et comment avez-vous été accueilli ?
    —    Je ne m’attendais pas un soutien inconditionnel après ce que j’avais subi, j’attendais juste qu’on me laisse une chance de reprendre ma place d’ailier.
    —    Est-ce qu’on vous l’a donnée, cette chance ?
    —    Pas vraiment. Cette agression m’avait « outé ». Dès le premier match, dès le premier accrochage avec un joueur, je me suis fait traiter de pédé.
    —    C’est la double peine, s’indigne un chroniqueur. Vous aviez été la victime d’une agression homophobe, et au lieu de vous montrer du soutien, on vous a montré du mépris.
    —    Je ne pouvais plus jouer dans mon équipe, ni dans le Top14, continue Jérém. Mais je ne pouvais pas concevoir de renoncer au rugby pour autant. Pas à 25 ans. Alors, quand j’ai eu une occasion de partir jouer en Angleterre, je l’ai saisie. C’est à ce moment que j’ai rencontré Rodney.
    —    En Angleterre, vous vous êtes senti mieux accepté ?
    —    Je ne sais pas trop. Je n’y suis pas resté assez longtemps pour le vérifier. Pendant la saison que j’ai faite là-bas, j’ai bénéficié de l’« intouchabilité » de Rodney. Rodney était un joueur très respecté, et personne n’aurait osé s’attaquer à lui. Ce qui m’offrait une sorte de protection, si on veut. Mais des propos homophobes, j’en ai entendu là-bas aussi.
    —    Puis tout s’est enchaîné, raconte l’animatrice. La saison en Afrique du Sud, et les fameuses photos. Expliquez-nous ce que vous avez ressenti lorsque vous avez vu pour la première fois ces images dans la presse.
    —    Quand je les ai découvertes, je me suis senti mis à nu devant la Terre entière. Mes proches savaient que j’étais homosexuel. Mais je n’étais pas prêt à partager publiquement cet aspect de ma vie. Je savais que si cela s’ébruitait, ça me porterait préjudice.
    —    Vous vous ne trompiez pas…
    —    Non. Après la publication de ces images, tout le monde m’a lâché, il continue. Les sponsors, l’entraîneur, l’équipe.
    —    Vous n’avez donc eu aucun soutien après le scandale ? Si on peut appeler ça comme ça…
    —    Aucun. Je savais que ma carrière était fichue. Je savais qu’aucun club important ne voudrait plus de moi. Et puis, de toute façon, j’étais tellement mal que j’avais perdu le mental nécessaire pour être un bon joueur. Je savais que je ne reviendrais  jamais au top.
    —    Alors vous êtes parti, loin, très loin, pour oublier ce que vous aviez subi…
    —    Je suis parti en Australie pour oublier jusqu’à qui j’étais !
    —    Quels sentiments vous habitaient à cet instant précis ?
    Jérém a l’air très ému. Son regard pétille plus qu’il ne devrait. Je sens qu’il retient ses larmes de justesse. Visiblement, la violence qu’il a subie il y a quatorze ans, la violence de ces photos et de leur conséquence sur sa vie, est toujours là, enfouie quelque part en lui. Mais pas trop loin de la surface quand-même.
    —    La honte et la colère, il finit par répondre après un instant de flottement. J’étais brisé. Cet instant a été pour moi le début d’une longue descente aux enfers. Il m’a fallu des années pour rebondir.
    —    Suite à la parution des photos, Rodney Williams avait fait son coming out à la télévision anglaise…
    —    C’était courageux de sa part. Mais moi je n’étais pas prêt pour ça.
    —    Vous estimez que l’homophobie vous a privé d’une partie de votre carrière au rugby ?
    —    C’est un fait. Mais elle ne m’a pas privé que de ça. Ça m’a privé aussi de ma vie, de mon bonheur et de… de … de…
    Jérém est visiblement très ému. Quant à moi, je pleure devant ma télé.
    —    Et de quelqu’un qui a beaucoup compté pour moi, il finit par lâcher.
    —    Vous venez aujourd’hui dénoncer l’homophobie dans le monde du rugby ?
    —    Je viens dénoncer l’homophobie dans le rugby et, plus en général dans le monde du sport et, encore plus en général, dans nos sociétés. Il est inadmissible de recevoir autant de haine et de discrimination pour le simple fait d’aimer un garçon. Tant que « pédé » sera considéré comme une insulte humiliante, il n’y aura pas le compte. Tant qu'il faudra faire son coming out, le compte n'y sera pas non plus. Quand on y pense, un coming out c'est une façon de se "dénoncer" et de se justifier devant la Terre entière, comme si on suppliait les autres de nous accepter ou de nous pardonner de quelque chose. Quand on est gay, on n’a pas besoin de ça. On a juste besoin de respect, comme tout un chacun.

    Jérém est de plus en plus à l’aise, il est habité, sincère, il parle avec ses tripes, il me fait vibrer.
    —    Je ne suis pas certain qu'on arrivera un jour à supprimer définitivement l'homophobie, il continue, et toute autre forme de discrimination. Car, depuis tout jeune, c’est facile de se faire mousser en crachant sur l’autre, surtout quand il est « différent ». D’abord, on ne réalise pas à quel point ça peut faire du mal. Et après ça devient banal, c’est une façon de se faire accepter par ses potes, et par montrer qu’on est des petits malins. La souffrance de l’autre, on ne la voit pas, on ne la voit plus, ou on fait semblant de ne pas la voir. Pareil pour l’injustice de notre comportement…
    —    La souffrance de l’autre, on ne la voit pas, on ne la voit plus, ou on fait semblant de ne pas la voir, répète l’animatrice. Avant d’enchaîner : Quel souvenir gardez-vous de votre carrière ?
    —    Le souvenir d’un rêve qui s’est révélé être une illusion, et qui au final s’est transformé en une immense désillusion.
    —    Vous pouvez être un peu plus précis ?
    —    A 20 ans, j’avais de l’argent, j’avais le succès, j’étais connu, reconnu, apprécié. Paris et ses boîtes m’ouvraient grand les portes, j’aurais pu avoir toutes les nanas et tous les mecs que je voulais. A cette époque, j’avais l’impression d’avoir le monde à mes pieds. J’étais comme un enfant laissé seul dans un magasin de jouets. J’ai le souvenir de cette époque comme d’une cuite qui aurait duré pendant des années, une cuite qui m’est montée à la tête et qui m’a peu à peu déconnecté du réel.
    —    Mais tout cela a un prix, lance l’animatrice.
    —    Oui, un prix élevé. Tout marche bien tant que vous êtes au top. Tant que vous assurez, tout vous sourit. Mais gare aux moments de faiblesse ! Une blessure, quelques mois d’absence du terrain de jeu, vous avez à nouveau tout à prouver.
    —    Si tant en est qu’on vous en donne la chance, bien entendu, fait l’animatrice.
    —    Oui, car cette chance, on ne vous la donnera qu’à la condition d’être, ou de faire semblant d’être, celui que les autres attendent de vous. Si vous ne rentrez pas dans les clous, cette chance on vous la refuse. Quand on est sportif de haut niveau et homosexuel, le choix vous est très clairement posé entre la carrière et la vie personnelle. Et quand les deux s’entrechoquent, tout s’arrête d’un coup. Du jour au lendemain, on n’est plus rien. On est seuls au monde.
    Et on finit par se demander ce qui est vraiment important dans la vie. On se demande si cette gloire, si cette carrière en valait vraiment ce prix qu’on a dû y mettre. On se demande après quoi on court en réalité. L’argent, la gloire, le besoin d’être acclamé par les supporters, de rendre sa famille et ses potes fiers de soi ? On se demande à quoi bon repousser toujours les limites, supporter les coups, obliger le corps et le mental à encaisser encore et encore, chaque jour…
    Au fil des années, je repensais de plus en plus au plaisir de jouer qui m’avait fait aimer le rugby pendant mon adolescence. Et je me disais que dans le rugby professionnel je ne retrouvais rien de ce plaisir simple partagé entre potes. La pression sur les joueurs pour la performance à tout prix est si forte que ça en devient un fardeau et ça crée une ambiance propice aux blessures physiques et mentales.
    —    Que diriez-vous aujourd’hui à des jeunes sportifs gays ? Ou à des jeunes sportifs tout court…
    —    Je n’ai pas la prétention de pouvoir donner des conseils à qui que ce soit, j’ai fait toutes les erreurs possibles dans ma vie.
    —    Alors, quelle est l’erreur que vous leur conseilleriez d’éviter à tout prix ?
    Et là, après un long instant d’hésitation, Jérém finit par lâcher :
    —    Ma plus grosse erreur a été celle de choisir la réussite professionnelle plutôt que la réussite personnelle.
    —    J’ai réussi dans la vie, mais est-ce que j’ai réussi ma vie ? s’interrogeait un jour Dalida dans une interview, se souvient un chroniqueur.
    —    C’est ça, admet Jérém. Et ça, on finit par le regretter, tôt ou tard.
    Les applaudissements du public lui permettent de boire quelques gorgées d’eau et de souffler pendant quelques instants.
    —    Vous êtes revenu en France pour reprendre le vignoble familial aux côtés de votre frère et de votre père, enchaîne l’animatrice.
    —    C’est exact.
    —    Mais ce n’est pas le seul projet qui occupe vos journées…
    —    Non, en effet. Avec mes deux amis, Thibault et Ulysse, nous venons de créer une association qui a pour but de soutenir les jeunes gays, et de lutter contre l’homophobie.
    —    Thibault Garcia est votre ami d’enfance, explique l’animatrice. Ulysse Klein a été votre coéquipier et votre mentor pendant les plus belles années de votre carrière dans le rugby.
    La parole leur est donnée ensuite. Thibault parle de la façon dont il a vécu son attirance pour les garçons lorsqu’il évoluait dans le rugby professionnel, de sa décision de quitter ce dernier pour ne pas avoir à se cacher, pour ne pas avoir à choisir entre sa vie sportive et sa vie personnelle. Mais aussi, pour s’engager à plein temps auprès des Sapeurs-Pompiers. Il évoque également son compagnon, ainsi que son enfant de vingt ans. Il explique également le sens de son engagement dans l’asso.
    —    Parce qu’on se sent parfois seuls, et qu’on a besoin de se sentir soutenus si on veut pouvoir donner le meilleur de soi.
    —    On ne doit pas avoir à choisir entre sa vie professionnelle et sa vie tout court, abonde Ulysse. Un bon joueur est un bon joueur, un bon gars est un bon gars, quelle que ce soit son orientation sexuelle.
    —    Un bon gars est un bon gars, quelle que ce soit son attirance, lui fait écho l’animatrice. C’est le plus beau message qu’on puisse faire passer. C’est le sens de votre engagement, il me semble.
    Les trois garçons acquiescent en cœur.
    —    Jérémie, vous avez dit tout à l’heure que vous étiez parti en Australie pour vous retrouver. Est-ce que vous y êtes parvenu ?
    —    Je crois que oui. Il a fallu du temps, mais je crois que oui. Avant d’ajouter : En fait, je crois que j’ai commencé à être bien… et là, Jérém s’arrête, visiblement ému aux larmes. Thibault lui pose une main sur l’épaule. Le public applaudit. Jérém s’essuie une larme.
    —    Je crois que j’ai commencé à être bien quand j’ai cessé d’avoir honte de qui je suis.


    Mai 2023.

    Jérém vient de disparaître de l’écran et je suis encore submergé par les images que je viens de voir et par les mots que je viens d’entendre. Comme si j’avais trop longtemps fixé le soleil, sa présence, ses mots, sa souffrance, m’aveuglent, résonnent en moi, me déchirent. Je suis abasourdi, incrédule, bouleversé. Je suis dans tous mes états. Ce à quoi je viens d’assister est tellement énorme que j’en viens à imaginer d’en avoir tout simplement rêvé.
    Je me saisis de ma télécommande, je cherche le replay. Et le replay est bel et bien là, avec Jérém dedans, ses mots, sa présence, sa souffrance, ses larmes.
    Deux ans et demi après notre dernier échange de message, cinq ans après notre dernière rencontre en Australie, vingt-deux ans jour pour jour après notre première révision dans l’appart de la rue de la Colombette, Jérém revient dans ma vie par écran interposé.
    Le Jérém qui a fui à l’autre bout de la planète pour tenter d’échapper à la honte, le Jérém qui tenait à cacher à tout prix son homosexualité, pour qui ça paraissait inconcevable de s’assumer ne serait-ce que vis-à-vis de son entourage, le petit con de dix-neuf ans qui me baisait dans son appart de la rue de la Colombette et qui me sommait de ne rien en dire à personne « sinon je te pète la gueule », celui qui refusait toute marque de tendresse de ma part en se défendant « je ne suis pas pédé, moi ! », ce Jérém a été remplacé par un Jérém qui assume publiquement qui il est, prêt à montrer les cicatrices de ses anciennes blessures, et à apporter de l’aide à des garçons susceptibles de vivre ce qu’il a lui-même vécu.
    Je suis touché par la sincérité de ses propos, par la beauté de son action. Si j’avais pu imaginer cela de lui, lors de nos révisions pour le bac, ou pendant ses années rugby !

    Au moment où Anthony débarque à l’appart, je ne suis toujours pas remis de ces images. J’essaie de faire bonne figure, mais je n’y arrive pas.


    Mai 2023.

    La nuit suivante, je dors très peu. D’heure en heure, je sens monter en moi une envie de plus en plus irrépressible d’appeler Jérém. J’ai besoin de lui dire à quel point son apparition à la télé et son engagement m’ont bouleversé. J’ai besoin qu’il me parle, qu’il m’explique. Depuis combien de temps est-il en France ? Pourquoi ne m’a-t-il pas prévenu de son retour ? Pourquoi personne ne m’a pas prévenu ? Pourquoi a-t-il quitté l’Australie ? Et Ewan dans tout ça ? Et maintenant que la distance physique n’est plus là, quelle relation est possible entre nous ?

    Le lendemain, cette envie, ce besoin se font de plus en plus dévorants. Je n’arrive à penser à autre chose. Entre midi et deux, je regarde une nouvelle fois le replay de l’émission sur mon téléphone. J’ai envie d’appeler Jérém. J’ai envie de le revoir. J’ai envie de le serrer dans mes bras.
    Et Anthony dans tout ça ? J’aime ce petit gars de toutes mes forces. Mais je sens au fond de moi que tout pourrait basculer très vite. Je sens que je pourrais lui faire du mal. C’est pourquoi, j’hésite à franchir le pas, j’hésite à appeler Jérém.

    Et pourtant, je finis par craquer. Le soir même, après être rentré de ma journée de travail si peu productive. Mais je tombe sur un message en anglais qui m’informe que le numéro n’est plus attribué. En vrai, je m’y attendais un peu. Je ne traîne pas, je profite de ma lancée. Je compose un autre numéro dans la foulée.
    —    Il est revenu peu avant Noël, m’explique Maxime. Mais il n’était pas certain de rester. Il a traîné pendant quelques semaines. Et puis, tout est allé très vite. Il a commencé à m’aider au domaine. Puis, Ulysse est venu, et ils ont commencé à imaginer cette asso.
    —    Et Ewan ?
    —    Il est resté en Australie.
    —    Ils ne sont plus ensemble ?
    —    Il n’en a pas trop parlé. Mais je crois que non.
    Je frémis.
    J’hésite à lui demander le nouveau numéro de Jérém. J’ai peur d’ouvrir une boîte de Pandore. J’ai peur que ma vie m’échappe des mains. Bien qu’au fond de moi, je sais pertinemment que la boîte de Pandore a été ouverte dès l’instant où Jérém est apparu à l’écran.

    Lorsque je compose son nouveau numéro, qui ne commence pas par 06, mais par 07, comme les jeunes, je tombe direct sur son répondeur.
    « Salut, c’est Jérém. Je ne suis pas là, laisse un message ! ».
    Le simple son de sa voix enregistrée me file la chair de poule. Car ce message me donne la preuve tangible qu’il est revenu, et qu’il n’est plus qu’à quelques heures de moi.
    Je suis tellement bouleversé que je ne sais pas quoi lui dire, et je raccroche sans laisser le moindre message.


    Samedi 20 mai 2023.

    Ce n’est pas à l’automne, mais au printemps. Ce n’est pas sous une pluie battante, mais accompagné par un beau soleil. C’est aujourd’hui que je vais retrouver Jérém. A Campan, près de 22 ans après ma première venue.
    Par ailleurs, cette journée, cette lumière, ce petit vent qui semble me pousser à aller de l’avant, cet élan que je ressens en moi, ce bonheur qui m’habite, me rappellent une autre journée d’il y a 22 ans, cette journée de début mai par laquelle toute cette histoire a débuté.

    Après mon premier coup de fil raté, Jérém m’a rappelé. Et je n’ai pu refuser son invitation.

    Sous la halle en pierre du petit village, je ne retrouve pas le petit con à l’aube de ses vingt ans avec son pull à capuche, son t-shirt blanc et sa belle crinière brune. Je retrouve un homme élégant, habillé d’une belle chemise blanche et d’un blouson en cuir. Un homme qui, comme je l’avais vu à l’écran, a encore perdu de sa brunitude, le gris et le blanc ayant encore progressé en cinq ans, depuis nos retrouvailles en Australie. Mais à part cela, le temps semble glisser sur lui. A bientôt 42 ans, Jérém demeure un très bel homme.
    Jérém est là, et il m’attend. Lorsque son image frappe ma rétine, lorsque je croise son regard, mon cœur a des ratés, je suis saisi par une sorte de vertige. Je n’arrive pas à croire ce qui est en train de se passer.
    J’avance vers lui, il avance vers moi. Nous nous retrouvons face à face, à moins d’un mètre l’un de l’autre et nous nous fixons, aussi incrédules l’un que l’autre, les regards pleins d’émotions et de larmes retenues de justesse. Et puis les larmes coulent. Ce dernier pas qui nous sépare est franchi. Ses bras enveloppent mon torse, mes bras enveloppent le sien. Je plonge mon visage dans le creux de son épaule, puis dans celui de son cou. Je cherche l’odeur de sa peau, comme pour m’assurer que tout cela est bien réel.
    Et je l’embrasse. Nous étions deux gosses, nous sommes deux hommes maintenant. Comme il y a 22 ans, nous nous embrassons sous la halle de Campan. A cet instant précis où je retrouve l’amour de mes vingt ans, j’ai l’impression d’avoir vingt ans à nouveau.
    —    Comment tu m’as manqué, P’tit Loup !
    —    Pas autant que tu m’as manqué, Ourson !

    Ça fait plus de quinze ans que nous n’avons pas été nus, l’un contre l’autre. La dernière fois, c’était à Toulouse, le soir où il m’avait annoncé qu’il renonçait au rugby, quelques jours avant de changer d’avis et de s’envoler vers Londres et vers Rodney.
    Aujourd’hui, dans la petite maison dans la montagne, je redécouvre l’amour avec l’homme de ma vie. Nos envies, nos désirs, nos corps affamés l’un de l’autre se reconnaissent instantanément, même après toutes ces années de séparation.
    Et quel immense bonheur que de redécouvrir sa nudité, la douceur, la chaleur, le parfum de sa peau. Et malgré les changements opérés par le Temps – la musculature moins saillante qu’à l’époque, les quelques poils blancs qui progressent et remplacent peu à peu la brunitude des poils de son torse – mon désir demeure intact.
    En redécouvrant la géographie de son plaisir de mec, je réalise que rien n’a changé de ce côté-là, et que je n’ai rien oublié. Lui non plus, il n’a rien oublié de la façon dont il s’y prenait pour me rendre dingue.
    Je redécouvre le plaisir de lui offrir du plaisir, le bonheur de le voir et de le sentir prendre son pied. Je retrouve le plaisir de me faire posséder par sa mâlitude, et d’assister à l’explosion de son orgasme.
    Je me souvenais d’un jeune mec entreprenant et fougueux, je retrouve un homme qui sait prendre le temps, et dont les caresses sont devenues furieusement sensuelles. C’est peut-être là, le changement le plus flagrant.

    —    Tu la portes toujours, je considère, la tête posée son torse, et caressant sa chaînette, celle que je lui ai offerte il y a bien longtemps.
    —    Je n’ai jamais pu la quitter. Et toi non plus… il enchaîne, en saisissant ma chaînette à son tour, cette chaînette qui a été la sienne.
    —    Je n’ai jamais cessé de t’attendre.
    —    Je n’ai jamais cessé de penser à toi, il me glisse, après un long silence. Pendant toutes ces années, pendant les moments les plus durs, à chaque fois que je devais faire un choix ou prendre une décision, je me suis demandé « Que ferait Nico à ma place ? Qu’est-ce qu’il penserait de telle ou telle décision ? J’ai essayé de ne pas te décevoir, même si tu n’étais pas à mes côtés.
    Si tu savais comment j’ai été heureux de te voir débarquer à Bells Beach !
    —    Moi aussi j’ai été content de te retrouver. Ça a été dur, mais ça m’a fait un bien fou.
    —    J’ai été démoli quand tu es parti…
    —    J’ai pleuré pendant tout le voyage de retour.
    —    J’ai chialé aussi…
    —    Il aurait suffi d’un mot pour me retenir.
    —    Je ne pouvais pas faire ça à Ewan.
    —    Je comprends très bien. Ewan m’a l’air d’un très bon gars.
    —    Il l’est. Mais après ton départ, tout a changé.
    —    Qu’est-ce qui a changé ?
    —    Ma relation avec lui. Je n’arrêtais pas de penser à toi. J’avais envie de sauter dans un avion et de venir te retrouver. Ce qui me retenait aussi, c’était de savoir que tu avais quelqu’un.
    Le vertige me saisit en pensant au nombre d’occasions manquées qui nous ont séparés pendant tout ce temps. Mais en même temps, ses mots me racontent comment, de son côté comme du mien, et malgré le temps et l’espace qui nous séparaient, le lien qui nous lie depuis le premier jour du lycée n’a jamais été vraiment cassé.

    Ce soir, je redécouvre le bonheur de m’endormir dans ses bras après lui avoir offert un bel orgasme. Comment ils m’ont manqué, ses bras, pendant toutes ces années !

    Le lendemain, nous nous rendons au centre équestre de Charlène. La « maman d’adoption » de Jérém vient de souffler ses 79 bougies. Le temps n’a pas été clément avec elle. Si battante et énergique jadis, Charlène me paraît désormais fragile, fatiguée. Je la trouve toute menue. Elle semble avoir rapetissé. Elle ne monte plus depuis plusieurs années, sa condition physique lui ayant ôté la souplesse et la force nécessaires pour l’équitation.
    Par ailleurs, elle est toujours aussi lucide et agréable d’esprit. Et toujours aussi aimante et accueillante.
    —    Comment je suis contente de vous revoir tous les deux ! elle nous accueille, les bras ouverts, les yeux humides.
    Elle nous étreint à tour de rôle, avec un amour infini.
    —    J’ai toujours pensé que votre séparation était un terrible gâchis. J’ai toujours espéré que vous vous retrouveriez.
    —    On est là, maintenant…
    —    C’est pas trop tôt, espèce de p’tit con ! Quand tu es revenu il y a dix ans et que tu n’as pas voulu aller voir Nico, je t’aurais mis des baffes !
    —    Tu aurais dû m’en coller !
    —    Je ne te le fais pas dire, sale gosse !
    —    Et toi, Nico, quand tu es venu il y a des années me demander des nouvelles de Jérémie, je savais que tu irais le voir en Australie. Et j’étais convaincue que tu reviendrais avec lui. Quand tu es revenu les mains dans les poches, j’ai failli te mettre des baffes aussi !
    —    Tu aurais dû m’en coller à moi aussi !
    —    Vous avez été aussi nul l’un que l’autre ! J’ai failli perdre espoir ! Mais je savais que ça arriverait un jour. C’était évident que vous étiez faits pour vous retrouver, et que vos chemins se recroiseraient un jour. J’espérais juste être encore là ce jour venu, et pouvoir assister à ce moment que j’ai souhaité de tous mes vœux.
    —    Peu importe les détours que la vie nous impose, ou que nous nous imposons nous-mêmes. Quand deux êtres s’aiment comme vous vous aimez, leurs chemins finissent par se recroiser. Il n’y a pas de rivière assez large, pas de montagne assez haute dont l’Amour ne puisse arriver à bout.
    Et vous êtes chanceux, les garçons, de connaître cet Amour.

    Charlène ne nous accompagne pas aux prés, car marcher lui est pénible. Tzigane, la jument qui a été le relais entre Jérém et son grand père, mais aussi Bille, la jument shetland qui a été la première monture de Jérém en culottes courtes, tout comme la brave Téquila que j’ai montée il y a vingt ans, tous sont partis galoper dans les étoiles. Ils sont partis pendant que nous n’étions pas là, sans que nous puissions leur dire au revoir.
    Nous retrouvons le dernier survivant des montures de Jérém, Unico. Il est désormais un vieux cheval d’une trentaine d’années.
    —    Il a pris du poil blanc, en même temps que moi, commente Jérém, visiblement ému.

    Le centre équestre fonctionne toujours, et il est même davantage fréquenté qu’auparavant. En ce samedi, une poignée de mômes installés sur des poneys tournent dans la carrière en sable fin. Ils sont guidés par un moniteur, Baptiste, un beau gosse de vingt ans à la voix déjà éminemment virile et au regard délicieusement effronté.

    La nouvelle de notre présence s’étant répandue comme une traînée de poussière dans la vallée, une soirée bonne franquette est organisée en notre honneur le soir même.
    Jérém et moi sommes heureux de retrouver nos amis cavaliers. Mais notre joie se transforme très vite en mélancolie. Car nous constatons d’entrée que le relais est moins « rempli » qu’à la grande époque, celle de notre première jeunesse. Et, surtout, qu’il y a de grands absents.
    De la grande famille que j’ai connue il y a vingt ans, il ne reste en fait plus grand monde. Les « rescapés » se comptent sur les doigts d’une main. Charlène qu’on ne présente plus, Satine à la grande gueule, Martine au rire tonitruant. Jean-Paul et Carine. Ils ont tous vieilli, beaucoup vieilli. Ils ont tous franchi le cap des trois quarts de siècle, et aucun d’entre eux n’a pu garder l’énergie nécessaire pour monter à cheval.
    Les autres cavaliers ne sont plus là. Certains ont déménagé. D’autres sont partis, comme leurs montures, galoper dans les étoiles.
    —    On n’est plus très nombreux, on ne monte plus à cheval, mais un bon gueuleton entre amis, on ne se le refuse jamais ! considère Jean-Paul, toujours aussi accueillant et bienveillant.
    —    Surtout quand il y a quelque chose à fêter ! lance Martine.
    —    Et quelle plus grande fête que pour le retour des fils prodigues ! plaisante Jean-Paul. Franchement, vous avez bien joué avec nos nerfs ! Vous avez foutu en l’air tous mes paris pendant des années !
    —    Quels paris ?
    —    J’ai toujours parié qu’on vous reverrait débarquer ensemble un de ces quatre. Pour moi, c’était une évidence. J’ai toujours pensé que pour toi, Jérémie, peu importe les détours, peu importe les erreurs d’aiguillage, tous les chemins que tu emprunterais dans ta vie finiraient par te ramener vers Nico. Et que tous les chemins que tu emprunterais dans ta vie, Nico, te ramèneraient vers Jérémie.
    Tous les chemins de Jérém le ramènent à Nico. Tous les chemins de Nico le ramènent à Jérém. Comme elle me plaît, cette idée, cette image !

    Parmi les présents à la soirée, quelques jeunes recrues de l’asso, la plupart des nanas. Elles semblent toutes subjuguées et intriguées par la présence du beau Baptiste, ce qui est parfaitement compréhensible. Mais le beau Baptiste semble être intrigué par autre chose. Par Jérém et moi. Il vient nous parler, longtemps, il nous questionne sur notre parcours. Il a l’air bien au courant de notre histoire, Charlène a dû lui en parler. Ce garçon est vraiment sublime. Il a un sourire à tomber à la renverse. Et il dégage une aisance, une insolence qui le rendent carrément craquant.
    Dans cette belle soirée, quelque chose nous a terriblement manqué. Je veux parler bien évidemment des blagues, de la guitare, de la voix et de la présence de Daniel. Heureusement, quelqu’un a eu un jour, il y a des années, la bonne idée de filmer quelques-unes de ses prestations de l’époque. Et ce soir, Martine a eu la bonne idée d’apporter un écran, une enceinte connectée et une clé USB.
    La présence de Daniel est reconstituée grâce à la technologie. Ce n’est pas pareil, certes. Car Daniel et Lola ne sont pas là. Mais les images sont là, le son de la guitare est là, leurs voix sont là, elles résonnent à nouveau sous le grand plafond du relais. Entre deux chansons, où même pendant une chanson, on les voit et on les entend jouer l’éternel duo comique qu’ils avaient monté pour amuser les amis. On les entend se lancer des piques comme toujours, on les voir amoureux comme toujours. Et ils parviennent à mettre l’ambiance même par écran et par enceinte interposés, à travers l’espace et le temps.
    La nostalgie d’un temps révolu, du temps qui passe inexorablement, ainsi que le regret des absents planent sur cette soirée. Mais l’enregistrement de Daniel met une sacrée ambiance et nous chantons en playback, nous faisons les cœurs, nous faisons les cons.
    L’enregistrement terminé, c’est le beau Baptiste qui prend le relais avec sa propre guitare. Evidemment, il sait jouer de la guitare. Evidemment, il coche une série presque vertigineuse de cases de la bogossitude. Il ne chante pas, mais il joue très bien. En communion avec son instrument, il est encore plus craquant.
    —    Vous ne pouvez pas savoir quel beau cadeau vous nous avez fait en venant nous revoir, tous les deux, à nouveau ensemble ! nous lance Martine. Je suis tellement heureuse de vous voir heureux ! Votre amour, c’est ce que vous avez de plus précieux. Protégez-le, chérissez-le, choyez-le. Et profitez-en à chaque instant.  Ça passe tellement vite, les garçons !


    Dimanche 21 mai 2023.

    Sur la butte devant la grande cascade de Gavarnie, je prends Jérém dans mes bras, et je savoure mon bonheur présent. C’était une évidence de revenir ici. Ça l’était autant pour lui que pour moi. On retourne dans un lieu pour retrouver des souvenirs, ou pour nous souvenir de qui nous avons été autrefois.
    Comme il y a plus de vingt ans à ce même endroit, comme il y a quelques années sur la plage des « Twelve Apostles », nous restons longtemps enlacés, à contempler notre passé et notre présent. Mais aujourd’hui, nous avons quelque chose de plus à contempler. Notre avenir ensemble, un horizon qui n’a jamais été aussi dégagé. Non, cette fois-ci, le bonheur de nos retrouvailles ne se brisera pas sur l’écueil d’un « au revoir » incertain, ou d’un « adieu » sans appel. Jérém est revenu et il ne va pas repartir. Je crois que cette fois-ci, notre histoire, c’est pour de bon. L’avenir nous appartient désormais.
    Je tiens dans mes bras un Jérém cabossé par la vie, mais un Jérém enfin assumé, et à nouveau battant. Un Jérém qui semble enfin avoir dompté ses démons, qui assume sa fragilité et ses fêlures, et dont le tempérament a été sensiblement adouci par les années.
    Oui, Jérém a changé. Il est désormais dans son attitude – dans ses mouvements, tout comme dans ses pensées – une sorte de prudence, d’hésitation, de gravité. Quelque chose entre sensibilité et maturité. Quelque chose de terriblement touchant. Le passage de la fougue insolente de ses vingt ans à l’intense mâlitude de sa quarantaine est tout aussi radical que fascinant.
    Et quand je repense à son engagement pour les jeunes homosexuels, quand je repense à cette force dont il fait preuve, cette volonté de transformer sa souffrance passée en moteur de son action pour aider les autres, cela m’émeut au plus haut point.
    Je crois que je n’ai jamais été aussi amoureux de lui.
    Je crois que je n’ai jamais été heureux comme à cet instant.
    Un instant de pur bonheur qui me ramène à cette belle chanson :


    Sat on a roof/Assis sur un toit
    Named every star/On a nommé chaque étoile
    Shed every bruise and/On s'est débarrassé de chaque ecchymose et
    Showed every scar/On a montré chaque cicatrice

    Sat on a roof/Assis sur un toit
    Your hand in mine, singing/Ta main dans la mienne, chantant
    "Life has a beautiful, crazy design"/"La vie a une magnifique, et folle conception"
    And time... seemed to say/Et le temps... semblait dire
    "Forget the world and its weight"/"Oublie le monde et son poids"
    Here, I just wanna stay/Là, je voudrais juste rester

    Amazing day/Excellente journée
    Amazing day/Incroyable journée

    Sat on a roof/Assis sur un toit
    Named every star and/Tu as nommé chaque étoile et
    Showed me a place/Tu m'as montré un endroit
    Where you can be who you are/Où on peut être qui l'on est

    And the view/Et la vue
    The whole Milky Way/L'ensemble de la Voie Lactée
    In your eyes/Dans tes yeux
    I'm drifting away/Je dérive
    And in your arms/Et dans tes bras
    I just wanna sway/Je voudrais juste me bercer

    Et dans tes bras, je me berce, aussi longtemps que j’en ai besoin.
    Et dans tes bras, je me bercerai, aussi longtemps que j’en aurai besoin.

    Amazing day/Excellente journée
    Amazing day/Incroyable journée


    Dans un vignoble gersois, le dimanche 20 octobre 2023.

    C’est après les vendanges, lorsque le vignoble s’embrase de nuances allant du jaune au marron, en passant par le rouge, qu’un grand repas est organisé dans le domaine des Tommasi pour l’anniversaire de Jérém. Il y a quelques jours, l’ancien rugbyman a fêté ses 42 ans.
    Ce lieu, chargé d’histoire familiale, m’a toujours impressionné et ému. J’ai désespéré pouvoir y retourner un jour, malgré les invitations répétées de Maxime pendant le long exil australien de Jérém.
    Mais je savais qu’y retourner sans Jérém, je n’aurais pas supporté. Car ça m’aurait arraché le cœur.
    Je suis si heureux de le retrouver enfin, de retrouver les rangées de vignes, les palissages, si bien rangés, le corps de ferme, si bien rangé, de retrouver ce site où tout me parle des racines et des jeunes années de l’homme que j’aime.
    Quand je suis dans le salon, il me semble le voir gambader en culottes courtes.
    Quand je suis dans la cuisine, j’ai l’impression de le voir en train de prendre son goûter.
    Quand je suis dans le jardin, je me dis que derrière ce grand chêne, il a dû se cacher, enfant, en jouant avec Maxime. Je me dis que plus tard, Thibault a dû se joindre à eux pour ces jeux d’insouciance.
    Une insouciance qui a été balayée net par le départ de sa mère. Du jour au lendemain, sans y être préparé, Jérém a réalisé et a dû accepter qu’elle ne serait plus jamais là. Mais ça n’a rien changé au manque, à sa tristesse d’enfant.
    Je me dis qu’à cette époque, il s’est peut-être réfugié dans la grange pour être seul. C’est peut-être là qu’il a grillé ses premières clopes. Peut-être que Maxime s’y est réfugié aussi, et que Jérém l’y a rejoint pour le réconforter. Ou bien, c’est Maxime qui l’y a rejoint pour le réconforter.
    Je me dis qu’adolescent, il a dû monter le grand escalier de la maison en boudant. Qu’il a dû s’enfermer dans cette chambre et faire exploser sa colère, ou pleurer à l’abri des regards.
    Je me dis que dans cette grande maison, il a été heureux, il a été triste, il s’est senti protégé, puis rejeté, il a eu envie de partir.
    Je me prends à imaginer ses états d’esprit pendant ses premières années. Je voudrais l’avoir connu à cette époque, je voudrais avoir partagé tous ces moments avec lui.
    Mais ce lieu, ce « sanctuaire » a quelque peu changé depuis ma première visite. La chambre d’ado de Jérém a été rénovée pour permettre au petit Cédric de rester dormir parfois chez Papi et Mamie. Ce lieu, cette pièce que plus que toute autre me parlait du temps où j’ignorais l’existence de Jérém n’est plus.
    Les affaires de Jérém enfant et ado ont été montées au grenier. Nous nous y rendons ce soir, pour faire un tri dans les affaires. En ouvrant les cartons, nous tombons sur des albums photo. Au fil de ces images, que je relie dans ma tête à des petites anecdotes que j’ai entendu raconter à table, je parcours les jeunes années de mon Jérém.
    Toutes ces images du passé se superposent à celle du Jérém de 42 ans, mon compagnon, qui s’assume, qui assume notre relation, notre passé, notre présent, et notre avenir. Et cette superposition, ce mélange, m’émeut au plus haut point.
    Dans ce vignoble, au cœur de tous les Jérémie, j’ai envie de pleurer de bonheur.

    Autour de la grande table sont réunis tous les Êtres qui comptent pour Jérém et moi, la famille et les amis. Il y a bien évidemment le maître des lieux, Papa Tommasi. Lui aussi semble très bien vieillir avec le temps. Il y a Maxime, qui porte sa quarantaine tout aussi fabuleusement bien que son frère. Sa copine est là aussi, ainsi que son fils Cédric, un adorable garçon de six ans souriant et vraiment facile à vivre. Maxime est un véritable papa poule, et lorsqu’il regarde son fils, ses yeux débordent de tendresse et d’amour.
    Un autre invité à qui la quarantaine va comme un gant, c’est le sublime Thibault. Il est accompagné par son compagnon Arthur. Mais également par son fils Lucas. Lucas vient de fêter ses 22 ans. Et je réalise qu’est plus âgé que ne l’était son papa lorsqu’il l’a conçu. Comment le temps passe !
    Lucas est beau comme un petit Dieu. Il y a dans son regard une telle fraîcheur, une telle candeur, une innocence mais dans le bon sens du terme, un éclat si magique, si enviable. Sa simple présence dégage la plus sublime forme d'insolence, l’exhibition presque indécente de la beauté et de la jeunesse. Et ce qui le rend encore plus touchant, c’est le fait qu’à l’instar de son papa lorsqu’il avait son âge, il ne se doute même pas à quel point il est insoutenablement beau.
    Ulysse est aussi de la partie. L’ancien rugbyman est parvenu à se faire un nom dans le monde de la gastronomie. Au fil du temps, son restaurant parisien est devenu le repère d’un certain nombre de célébrités. Ulysse est accompagné de sa femme, et de la petite Charlotte qui vient de fêter ses dix ans.
    Charlène est là aussi, Jérém est allé la chercher exprès pour l’occasion. Malgré son âge et ses soucis de santé, elle demeure une bonne vivante qui ne renonce pas à la bonne chair.
    Mes parents sont là aussi, avec tous leurs soucis de santé. Mais aujourd’hui ils font bonne figure, car aujourd’hui c’est la fête.
    Autour de la table, une dernière présence contribue à mon bonheur. Une double présence. D’abord, la tienne, mon Galakou d’amour.
    Depuis un certain temps déjà, lorsque je te regarde mon cœur s’emplit à la fois de joie et de tristesse. De la joie, tu m’en as donnée depuis le tout premier instant où je t’ai vu, lorsque tu n’étais âgé que d’une poignée de jours. Tu n’avais même pas encore ouvert tes yeux, et tu tenais dans ma main, petite boule d’amour. Depuis toutes ces années que tu es là, à mes côtés, tu as été le plus merveilleux et le plus fidèle des compagnons.
    Mais tu as beaucoup vieilli dernièrement. Tu vas sur tes 13 ans, mon petit chien ! Nous en avons vécu des choses ensemble, tu en as essuyé des larmes ! Je contemple toutes ces années passées, le changement dans ton allure, et ça me donne le vertige. Ton poil n’est plus aussi brillant qu’avant, tes mouvements sont raides. Même le pouic pouic ne t’intéresse plus autant qu’auparavant. Le poil blanc couvre toute ta mâchoire inférieure. Et dans ton regard, je lis la fatigue et les années passées.
    Mais dans ton regard, je lis toujours le même amour inconditionnel.
    Je regrette le temps passé loin de toi, lorsque je suis parti parfois sans t’amener avec moi. Je sais que je t’ai fait de la peine. Et je regrette toutes ces heures passées à faire autre chose que te caresser et jouer avec toi. Je regrette toutes ces fois où tu as voulu jouer avec moi et que je croyais ne pas avoir le temps. Je regrette d’avoir fait passer mon clavier avant tes câlins.
    J’ai voulu avoir un petit de toi, pour que tu lui transmettes ta mignonnerie génétique. J’ai essayé, je n’ai pas réussi. Peut-être que je n’ai pas assez essayé. Alors, il y a quelques mois, j’ai voulu prendre un autre labrador, Ugo (il est là lui aussi et joue avec Charlotte et Cédric). J’ai voulu lui offrir un stage de labradorisation auprès de toi, le plus gentil des chiens.
    J’ai cru que tu jouerais avec lui, qu’il t’extirperait de la torpeur, et que sa présence t’offrirait un retour d’énergie. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que la fougue de sa jeunesse t’épuiserait autant. Que son côté chien fou ce serait trop pour toi. Que dans son inépuisable envie de jouer, il serait si brutal avec toi.
    Je suis désolé de t’avoir imposé ça. Tiens bon, mon Galakou. Et ne sois pas jaloux. Ugo est super mignon. Mais tu seras à tout jamais le chien de ma vie. Reste encore un peu avec moi, mon amour de chien, d’accord ?

    Au fur et à mesure que le repas avance et que la boisson donne de l’aisance, ça parle dans tous les sens, ça rigole de plus en plus fort. Le beau Lucas a certainement un peu abusé du bon vin de la maison, son regard pétille, pétille, pétille. Il a l’air un tantinet éméché et heureux. Il me rappelle Jérém à son âge, après une soirée, des bières, des shots , des joints. Avant l’amour. Après l’amour. L’insolence de sa beauté et de sa jeunesse m’émeut au plus haut point. Il est beau à se damner.
    Les heures défilent, l’après-midi avance. Le repas touche à sa fin, la conversation s’étire, s’épuise. L’heure de nous quitter approche. On fait un rappel de café, on fait une tournée d’Armagnac maison, dans une tentative ultime de retenir les invités. Pour essayer de retenir l’instant de bonheur et de partage, pour essayer de retenir le Temps.
    Ce repas, est à l’image de la Vie. Ça passe trop vite, beaucoup trop vite. Je voudrais pouvoir sauvegarder cet instant, le soustraire au Temps, garder à tout jamais autour de moi les personnes que j’aime.
    Car les êtres aimés finissent par partir. A la fin d’un repas. Ou à la fin de leur chemin.
    Je n’ai pas envie de dire au revoir, car certains au revoir ressemblent à des adieux. Et en effet, certains des « au revoir » dispensés au moment de prendre congé de cette belle journée, s’avèreront être des adieux. Ce sera la dernière fois que tous les présents à cet anniversaire seront réunis.
    Il faut profiter de ceux qu’on aime, tant qu’il est encore temps. Tant qu’ils sont encore là.

    Les invités partis, j’ai le cœur lourd. Jérém doit s’en rendre compte, car il me propose une balade dans la vigne. Nous marchons en silence, accompagnés par les pas lents de Galaak et par les bondissements infatigables d’Ugo.
    Pas après pas, le souvenir remonte, d’un jour lointain, dans une autre vigne, bien verdoyante, elle, en pleine pousse, lors du retour d’un voyage en Italie. C’était le printemps et il faisait chaud, très chaud. Jérém portait un t-shirt blanc, aveuglant sous le soleil de printemps. Au pied d’un chêne, il l’avait ôté, mettant à nu ce torse déjà si bien développé pour le garçon de 17 ans qu’il était à l’époque. Il avait même ouvert sa braguette, sous prétexte qu’il avait trop chaud, me montrant ainsi son boxer, et la délicieuse bosse qu’il soulignait. Il avait osé cela alors que j’étais assis sur une grande pierre juste devant lui, juste à la bonne hauteur pour déclencher des envies brûlantes. Sale petit allumeur ! Plus tard, il m’avait avoué qu’il l’avait fait exprès, qu’il voulait précisément voir l’effet qu’il me faisait.
    Ce soir, la vigne vire au rouge, et le vent est frais. Le petit con qui m’avait chauffé en ce jour lointain s’est transformé en un homme qui me réchauffe le cœur. Et ce soir, j’ai besoin de sa tendresse. J’ai besoin de sa présence, j’en ai besoin comme jamais pour calmer ma nostalgie et ma mélancolie.
    Et cette tendresse, cette présence, je les trouve au détour d’un palissage, lorsqu’il me prend dans ses bras et qu’il me serre très fort contre lui. Quelques larmes silencieuses coulent sur ma joue. Et mon cœur s’apaise.
    Je n’ai plus de remords, je n’ai plus de regrets. A part un, celui des trop nombreuses années que Jérém et moi avons passé loin l’un de l’autre, ce Temps perdu à souffrir au lieu d’aimer.
    Heureusement, nous nous sommes retrouvés. Heureusement, nous allons pouvoir profiter du reste de notre vie ensemble.
    Les chanceux, c’est nous !
    C’est bon de ne pas avoir à traverser la vie tout seul.


    Amsterdam, Ziggo Dome, le vendredi 1er décembre 2023.





    Les notes du premier titre du concert font exploser la sono de la salle et nos tympans, tandis que les basses font vibrer le sol, nos pieds et nos tripes.
    L’onde de choc se propage dans la salle, dans les esprits. Madonna apparaît enfin, sur un plateau tournant, dans un immense nuage de fumée, sous mille feux de lumières.
    Et elle entonne :

    Quand j'étais très jeune/When I was very young
    Rien n'avait vraiment d'importance pour moi/Nothing really mattered to me
    Mais pour me rendre heureux/But making myself happy
    J'étais le seul/I was the only one

    Maintenant que je suis adulte/Now that I am grown
    Tout a changé/Everything's changed
    Je ne serai plus jamais le même/I'll never be the same
    À cause de toi/Because of you



    Lien vers l'article complet du concert, cliquez ici.


    J’ai appris à croire en moi et en ce que je fais, et à ne jamais cesser d’y croire.
    J’ai appris à oser et à ne jamais avoir honte d’oser.
    J’ai appris qu’il ne faut pas hésiter à dire « merde » à ceux qui voudraient nous voir échouer.
    J’ai appris à ne pas me laisser décourager par l’échec, j’ai appris que l’action et la persévérance finissent toujours par porter leurs fruits.
    J’ai appris qu’il faut regarder vers l’avenir même quand la tentation est forte de se laisser emporter par la fatigue, le désarroi et la nostalgie.
    J’ai appris qu’on a le droit d’exister, indépendamment de nos préférences, tant que nos actes sont guidés par le respect de l’autre.
    Que j’ai droit au bonheur, et que personne n’a à me dire par quel chemin l’atteindre.
    Voilà ce j’ai appris à travers toutes ces années, à travers mon expérience, mes réussites et mes échecs.
    Voilà ce que je ressens en pensant à Madonna. Voilà pourquoi je l’aime, voilà pourquoi elle m’inspire autant.

    A Amsterdam elle était radieuse et magnifique. Sa prestation sur « Live to tell » en hommage aux victimes du SIDA, ainsi que son speech au sujet de la journée mondiale contre ce fléau, ont été des purs moments de grâce.

     

    Lien vers l'article complet du concert, cliquez ici.


    Jamais l’un de ses concerts n’a autant fait sens pour moi. C’est peut-être la dernière fois que je l’aurais vue en spectacle, en vrai, et de si près. Et je suis si fier d’elle !

    Rien n'a vraiment d'importance/Nothing really matters
    L'amour est tout ce dont nous avons besoin/Love is all we need

    L’amour est tout ce qui compte. Et cet amour, c’est toi qui me l’apportes, toi, qui es ici, ce soir, à côté de moi, à ce concert.
    —    Je suis tellement content que tu sois là avec moi ! je te crie à l’oreille, en défiant les décibels. Sans succès.
    —    Quoi ? tu gueules à ton tour.
    —    Merci d’être là ! je crie à plein poumons.

    Tu plonges ton visage dans le creux de mon épaule et me serres très fort contre toi.

    Ce soir, tu es là, avec moi, mon Jérém. Ce soir, je suis heureux.



    Cherès lectrices, chers lecteurs,

    Nous y sommes, la fin approche.
    Ceci est l’avant dernier épisode de Jérém&Nico.
    Le tout dernier épisode sortira le 17 mai prochain.
    Je tiens à profiter de cette occasion pour remercier toutes celles et tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, ont participé à cette aventure.
    A FanB, qui depuis toutes ces années a corrigé mes manuscrits et m’a aidé à garder la cohérence de mon récit.
    A Yann, qui depuis de nombreuses années a été d'un grand soutien.
    A tous les tipeurs et mécènes, en particulier Cyril et Virginie, dont la contribution a duré jusqu’à présent.
    A tous ceux qui ont laissé des commentaires, sur le site ou en message privé, à tous vos encouragements qui m’ont aidé à avancer pendant les moments de doutes et de fatigue.
    Aux critiques que j'ai parfois reçu et qui m'ont elles aussi aidé à mener ce projet à bien.
    A tous ceux qui ont fait tourner les compteurs des vues, en répondant présent à chaque épisode publié.
    Votre fidélité à tous, votre considération pour mon travail, votre simple présence me touche immensément.
    Un chat est prévu le 21 mai à 21 heures sur Discord (plus de détails en page d’accueil, bientôt) pour échanger autour de ces dix années d’écriture et de son aboutissement.
    Je vous attends nombreuses et nombreux !

    Fabien

     

    #03 JN Hors-série – Rien n'a vraiment d'importance.


    11 commentaires
  • Doha, le vendredi 31 mars 2018.

    Hier matin, Ewan est parti tôt au boulot. Il a eu la délicatesse et de nous laisser nous dire au revoir, seul à seul, Jérém et moi.
    Les adieux ont été durs à Bellbrae. Les mots avaient du mal à sortir. Nous sommes restés longtemps dans les bras l’un de l’autre. Nos larmes silencieuses se sont mélangées les unes aux autres.
    Puis, Jérém est parti vers Bells Beach. Et moi, je suis parti vers Melbourne. J’ai rendu la voiture, j’ai pris un taxi pour l’aéroport, j’ai fait le check-in, j’ai passé la douane. J’étais comme un zombie, j’avançais à marche forcée, j’avançais malgré moi. Une partie de moi a espéré qu’il y aurait un problème avec mes papiers, ou avec mon ticket d’avion, ou avec mon bagage. J’ai espéré que quelque chose m’empêche de partir. Lors d’un long voyage, on redoute toujours l’imprévu, le grain de sable dans le rouage qui ferait tout foirer. Moi, je l’ai souhaité. Mais tout s’est passé comme une lettre à la poste.
    Depuis que j’ai quitté Bellbrae, je ressens une oppression de l’esprit et du corps, j’ai l’impression d’avoir la tête emplie de brouillard, le ventre lesté par un bloc de fonte. J’ai du mal à respirer. Je cumule le décalage horaire et le manque de sommeil. Je sais qu’une fois revenu chez moi, je serai HS.
    Je sais qu’une fois revenu chez moi, Jérém va me manquer à en crever. Je sais qu’il va me falloir des semaines, des mois, peut être des années pour me remettre de toutes ces émotions. Une nouvelle longue période de deuil sentimental se profile dans mon horizon.
    Et là, pendant cet interminable voyage de retour, je fais le triste décompte du temps et de l’espace qui me sépare chaque instant un peu plus de l’amour de ma vie. Je ne réalise toujours pas, et en même temps très bien, que c’est peut-être la dernière fois que je vois Jérém. Je suis comme sonné.
    Par moments, je me demande si finalement j’ai fait le bon choix d’aller à sa rencontre. Mais au fond de moi, je sais que ce choix n’a été ni bon, ni mauvais. Il était juste inéluctable. Pour qu’il ne le soit pas, je n’aurais pas dû appeler Maxime. Je n’aurais pas dû aller passer le dernier réveillon à Campan pour questionner Charlène. Je n’aurais pas dû aller fouiller dans le passé. Avant que j’ouvre la boîte de Pandore, tout se passait si bien dans ma vie. Mon présent avait la couleur intense et pétillante d’un blouson bleu, il avait le regard doux et touchant du garçon qui le portait le jour de notre rencontre. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
    Je sais que s’il y a une personne qui peut m’aider à me remettre de tout ça, c’est bien Anthony. L’idée de le retrouver est l’une des seules auxquelles je peux m’accrocher pour ne pas sombrer. La simple idée de sa présence dans ma vie, même à 10000 bornes de Toulouse, suffit à me faire me sentir mieux.
    Mais est-ce qu’il m’a attendu, comme il me l’avait promis lorsque je lui avais annoncé mon départ pour l’Australie ? Je le souhaite, de toutes mes forces.
    Mais est-ce que je le mérite ?
    J’ai peur de renouer le contact, j’ai peur de son regard, de ses mots, de ses intentions. J’ai peur de l’avoir perdu. Une partie de moi se demande si c’est vraiment honnête de ma part d’essayer de rattraper le coup, après ce que je lui ai fait endurer. Je me dis que ce serait pénible pour Anthony de revoir ma sale gueule, et que le silence serait peut-être la meilleure option, celle qui lui permettrait de passer à autre chose et de m’oublier.
    Une option, une esquive à la Jérém, en somme, à la Jérém d’il y a quelques années encore. Parce que le Jérém d’aujourd’hui, il a enfin appris à assumer ses choix. Le Jérém d’aujourd’hui, c’est un sacré bonhomme.
    Alors, je choisis de l’être aussi. Dès que je serai chez moi, je vais appeler Anthony, et je vais assumer les conséquences de mes actes.


    Martres Tolosane, le dimanche 1er avril 2018.

    A mon retour d’Australie, ma cousine Elodie est là pour m’accueillir. J’avais besoin d’un sas de décompression entre « Là-bas » et « Ici ». Et elle est parfaite dans ce rôle. Elle sait écouter, apaiser, consoler. Et surtout ne pas juger.
    Lucie arrive en début de soirée, de retour d’un après-midi en ville avec ses copines. Elle va sur ses seize ans, comme le temps file vite !
    Elle me questionne sur mon voyage à l’autre bout de la planète. Elle m’appelle « Tonton » avec un naturel et un entrain touchants. C’est une marque d’affection, et je la reçois comme telle. Mais elle est aussi la marque du temps qui passe et qui me fait avancer dans l’âge. Être tonton, cela oblige à se resituer dans la vie.
    Mais cette soirée est aussi l’occasion des retrouvailles avec Galaak, mon chien d’amour qu’Elodie a gardé en mon absence. Ces retrouvailles me tardaient ! Il me tardait de retrouver son regard plein d’amour, son poil doux, son envie de jouer. Son amour inconditionnel.
    Je me suis royalement planté. Je m’attendais à ce qu’il me fasse la fête, il me fait la tête. Je constate que trois semaines de séparation ont laissé des traces. C’est certainement sa façon de me montrer que je lui ai manqué. Toujours est-il que ce soir je ne retrouve pas le Galaak affectueux et joueur que j’attendais.
    Son « mauvais poil » dure pendant tout le voyage vers Martres. Il continue le lendemain, et même le surlendemain. Mes câlins, il ne les refuse pas, mais il affiche une indifférence certaine à leur égard. Lorsque je l’appelle pour jouer, j’ai droit à des regards pleins de dédain. Je pense qu’en partant aussi longtemps, je l’ai blessé.
    Ce n’est qu’au troisième soir que je retrouve The Galaak. Alors que je suis sur le canapé, saisi par un bon coup de blues, la labranoir vient se coller lourdement contre ma jambe. Il sent que je ne vais pas bien et il vient chercher le contact. Il vient réclamer le câlin, il vient m’offrir du réconfort.
    Toutes les larmes que j’ai retenues pendant les voyages en avion qui m’ont ramené en France, celles que je n’ai pas laissé couler depuis que je suis rentré, refusant inconsciemment d’admettre qu’il y a à nouveau vingt mille bornes entre Jérém et moi, toutes ces larmes qui pèsent sur mon cœur rompent enfin le barrage de ma pudeur et de mon déni. Les vannes s’ouvrent, je pleure par flots incessants. Je m’assois au sol, et Galaak vient se blottir dans mes bras. Sa présence est essentielle pour amortir le véritable choc de mon atterrissage.


    Avril 2018.

    Après mon rabibochage avec Galaak, après avoir vidé mon cœur de toutes ses larmes, je me suis senti assez « fort » pour reprendre contact avec le garçon au blouson bleu. Ça n’a pas été facile de franchir le pas. Lorsque son visage est apparu sur l’écran, j’ai tout de suite compris que, comme je m’y attendais, mon voyage en Australie l’avait beaucoup affecté lui aussi. Son regard était grave, son attitude distante, détachée. Je me suis dit que ce serait autrement plus difficile de rattraper le coup qu’avec Galaak.
    Ça n’a pas été facile de lui parler de mon voyage à l’autre bout de la planète, de lui expliquer ma relation actuelle avec Jérém, mes sentiments à son égard. J’ai essayé d’être le plus sincère possible. Anthony m’a laissé parler, il n’a pas fait de scène. Il ne m’a même pas demandé s’il s’est passé quelque chose entre Jérém et moi. Il a voulu tout simplement savoir si j’avais trouvé la réponse à mes questions. Je lui ai répondu que c’était le cas.
    —    Tu n’auras plus besoin de retourner en Australie ? il m’avait questionné.
    —    Je crois bien que non.
    —    Ne pars plus jamais aussi loin de moi, Nico !
    Je sais que ce « loin » n’implique pas qu’une distance géographique.
    —    Je te le promets.

    Je crois qu’Anthony a été sensible à ma franchise. Au fil des appels visio, je retrouve sa présence, sa douceur, son regard plein d’amour. Nous recommençons à parler de mon futur voyage à New York. Nous recommençons à nous dire qu’il nous tarde de nous retrouver.
    Mon « retour vers le futur » est amorcé.


    Mi-avril 2018.

    Un jour, je découvre en visio un Anthony particulièrement excité et souriant. Une belle opportunité vient de se présenter à lui, par le biais de la boîte de production pour laquelle il travaille. Un blog newyorkais vient de signer une commande pour un projet qui l’emballe tout particulièrement.
    Dans ce processus, Anthony sera l’exécutant graphique. En fait, il est co-exécutant, car il travaille en étroite collaboration avec un auteur et deux autres dessinateurs. Il s’occupe de la conception du dessin de base, avant les retouches informatiques.
    « Boys and the city » – c’est le nom de la rubrique web, faisant écho à une célèbre série télé des années ’90 – brosse en quelques bulles des petites histoires de mecs qui se croisent dans la Grande Pomme.
    Au fil des semaines, je suis tout ça sur Internet. Ce sont très souvent des histoires de désir à sens unique, d’occasions manquées, de frustrations. Rien de plus ou de moins que le quotidien ordinaire de la plupart des garçons et des hommes qui aiment les garçons. Dans ces « strips », je reconnais bien la patte d’Anthony, la précision du trait et la tendresse dégagée de ses dessins « cachés », ceux qu’il m’avait montrés le dernier soir avant son départ pour New York.
    Parmi les publications, j’ai été particulièrement touché par « Orange boy », récit d’une rencontre fugace dans un métro bondé entre un fan de Lady Gaga et un garçon au parfum d’orange. Mais aussi par « Waiter boy », le récit d’un homme foudroyé par la jeunesse d’un petit serveur dont il a croisé l’existence lors d’un déjeuner dans un restaurant. Ou encore par « The apprentice », l’histoire d’un apprenti cuisinier dont la présence bouleverse la vie de son patron, un homme à l’approche de la cinquantaine.
    Ces petites histoires en images sont hyper percutantes, et dégagent d’intenses émotions. En lisant les commentaires des lecteurs, je constate sans surprise que « Boys and the city » a d’excellents retours.
    —    Finalement, tu es arrivé à ouvrir ton « jardin secret », je considère un soir, en visio.
    —    On dirait bien…
    —    Je suis tellement fier de toi !
    —    Merci, Nico !


    New York, mai 2018.

    La première fois où j’ai atterri dans la Grande Pomme, c’était il y a trois ans, et c’était pour retrouver Madonna. J’y reviens aujourd’hui pour retrouver Anthony.
    Et là, alors que le compte à rebours de nos retrouvailles touche à sa fin, pendant ces interminables dernières heures de séparation, je ne tiens plus en place. J’ai envie de le serrer dans mes bras, j’ai envie de le couvrir de bisous et de câlins. J’ai envie de sentir son amour.
    Anthony a pu prendre son après-midi et m’attend sur le quai du métro. Et lorsque je le vois, je suis instantanément ému aux larmes. C’est fou à quel point ce garçon m’émeut. Son regard un peu triste, un peu timide, empli de douceur me fait fondre. Il me fait penser à celui d’un chiot, empli d’une tendresse infinie, exprimant un besoin de recevoir de l’affection tout aussi grand que celui d’en donner. Un chiot qu’on a envie de protéger, de rassurer, et de câliner.
    Nous tombons dans les bras l’un de l’autre, et nous osons même un petit bisou au milieu de la foule. Nous remontons à la surface en nous tenant par la main.
    A l’appart – désert à cette heure-ci, car son frère et sa femme ne rentrent qu’en fin d’après-midi – nos envies de bisous et de câlins se mélangent à nos envies de sensualité.
    —    Je peux te faire confiance ? il me questionne, alors que je viens de lui chuchoter que j’ai envie de lui.
    —    Je n’ai couché avec personne depuis que tu es parti de Toulouse.
    —    Même pas en Australie ?
    —    Non, je t’assure. Et toi non plus ?
    —    Non plus. Je t’ai dit que je t’attendrais, et je t’ai attendu.
    —    Merci, Anthony !

    La distance, la séparation, nos inquiétudes respectives ont exacerbé le désir. Nos accolades sont sensuelles, intenses, nos gestes précipités, empressés. Nos corps, nos désirs, nos sexes se cherchent, se mélangent, se reconnaissent, se redécouvrent. C’est intense, immensément bon.
    Après l’amour, Anthony affiche cet air un peu sonné qui le rend craquant. Il est tellement beau !
    Après une petite sieste, le petit mec en vient à me parler de son travail. Et comme à chaque fois qu’il a abordé le sujet à l’occasion de nos échanges en visio, son enthousiasme est beau à voir. Et il l’est encore plus « en présence ».
    —    J’ai appris tellement de choses depuis que je bosse ici ! En fait, je n’ai pas l’impression de bosser. Je suis comme un gosse dans un magasin de jouets. Il y a tellement de choses à découvrir ! J’ai envie de tout voir, de tout essayer. Je me tape des journées de dingue, mais je m’en fous. Je suis tellement bien devant mes planches et mes écrans. Je suis entouré par des mecs qui ont dix, vingt, certains trente ans de métier et qui n’ont pas peur de partager leur savoir-faire. Je ne vois pas le temps passer, je suis comme dans une bulle. Je n’aurais pas cru que je m’y plairais autant ici, il conclut, l’air rêveur.
    —    Tu ne vas plus vouloir revenir en France, je plaisante, tout en ressentant un petit pincement au cœur à l’idée que ma boutade puisse devenir réalité.
    —    Si, je vais revenir. Parce que tu me manques de fou !
    —    Bonne réponse ! je plaisante, soulagé et touché.
    —    Je suis tellement content d’être là ! je lui lance, ému.
    —    Je suis tellement content que tu sois là, enfin. Je ne vais plus te laisser repartir !
    Et là, dans l’élan de mon émotion, j’ose enfin ce que nous n’avons pas osé depuis mon retour d’Australie :
    —    Je t’aime, Anthony !
    —    Je t’aime aussi, Nico !
    Quel soulagement de l’entendre me le dire enfin, à nouveau !

    Après quelques échanges à distance avec ses collègues, Anthony s’est arrangé pour dégager un max de temps pendant la durée de mon séjour. Avec le p’tit brun, je visite New York. Et c’est pour moi une toute nouvelle découverte.
    Déjà, parce que j’ai davantage de temps qu’il y a trois ans. Aussi, parce que le fait de parcourir une ville en compagnie de quelqu’un qui connaît les lieux permet d’avoir l’esprit léger, délesté des petits tracas qui parasitent souvent les vacances, notamment en solitaire, lorsqu’on est obligé de s’occuper de toute l’organisation.
    En quelques mois, Anthony s’est bien acclimaté à l’« écosystème » newyorkais. Le jeune dessinateur possède désormais une solide connaissance de la géographie de la ville, de ses transports en commun, de ses bons plans. Il sait faire la différence entre les incontournables et les « pièges à touristes », il sait où bien manger sans se ruiner. Anthony est à la fois mon GPS et mon Routard.
    Mais aussi, par l’intermédiaire de son frangin, mon hôte. Grâce à Anthony, j’ai à ma disposition non seulement un logement, mais carrément un foyer chaleureux, avec un beau frère et une « belle-sœur » on ne peut plus accueillants, toujours prêts à ajouter deux assiettes à table si besoin.
    Mais, par-dessus tout, ce qui rend cette nouvelle visite de New York comme une nouvelle découverte, presque une nouvelle « première fois », c’est le bonheur de partager tout cela avec Anthony.
    Il y a trois ans, j’avais fait beaucoup de photos. Lors de cette nouvelle visite, je me fabrique beaucoup plus de souvenirs. Des souvenirs d’autant plus vivants qu’ils sont partagés avec Anthony, le garçon qui détient le pouvoir magique d’apaiser mes blessures, de supporter mes errances, de pardonner mes erreurs, et de me rendre heureux.
    Oui, pour que les souvenirs restent vivants, il est nécessaire qu’ils soient partagés. Pour que plus tard on puisse s’adresser à l’autre et lui lancer :
    —    Tu te souviens de cette attente interminable pour visiter la Statue de la Liberté ?
    —    Tu te souviens du vent froid lors de la croisière nocturne autour de Manhattan et de Ellis Island ? Je me souviens quand tu m’as pris dans tes bras pour me réchauffer.
    —    Je me souviens de comment tu étais ému devant le mémorial du 11 septembre et je me souviens quand tu as pris ma main pour sentir ma présence.
    —    Tu te souviens de la gare ferroviaire Grand Central Terminal, de ses escaliers que nous avons descendus en revoyant dans notre tête la scène de la poussette du film « Les incorruptibles » ?
    —    Tu te souviens de cette balade à Central Park ? Nous avons passé un super moment. (Je ne te l’ai pas dit, mais un souvenir m’a happé lorsque j’ai reconnu la façade d’un immeuble « familier ». C’est le souvenir de Justin, un sublime petit con avec qui j’ai eu une aventure il y a trois ans. Mais ta présence a très vite fait de l’ombre à ce souvenir. Car je sais que je suis tellement plus heureux aujourd’hui, avec toi, qu’il y a trois ans, avec lui).
    —    Tu te souviens de cette comédie musicale à laquelle nous avons assisté à Broadway et de comment nous avons tous les deux été soufflés par la musique, par les couplets coupants comme des lames, par ses tableaux de danse millimétrés ?



    Une chanson m’a particulièrement touché :

    « Vous pouvez aimer la vie que vous vivez, vous pouvez vivre la vie que vous aimez ».



    Dans le petit lit de la chambre d’amis de l’appart, nous faisons l’amour aussi souvent que nous en avons l’occasion. Nous profitons de l’absence, le jour, ou du sommeil, la nuit, des propriétaires pour nous faire du bien. Qu’est-ce que j’aime faire l’amour avec ce petit mec ! Son petit physique me rend fou, ses tétons me rendent dingue !
    Je passe des journées comme autant de rêves éveillés. Je suis tellement heureux que j’en perds la notion du temps. Mais le temps n’oublie jamais de nous rattraper.


    New York, mai 2018.

    J’ai l’impression d’être arrivé hier, je viens tout juste de surmonter le décalage horaire, mais la fin de mon séjour arrive impitoyablement. Demain, un avion va me ramener à Toulouse. Cette semaine est passée si vite ! Je n’ai vraiment pas envie de repartir, de quitter cette ville qui a encore tant de choses à offrir, ce foyer si accueillant, ce quotidien enchanté. Et, par-dessus tout, de quitter ce garçon qui emplit de joie mon quotidien.
    A l’aéroport, les « adieux » sont très durs. Tout comme moi, Anthony est triste comme les pierres.
    —    Je vais venir cet été, il me glisse, les yeux embués de larmes.
    —    Je vais compter les jours…
    —    Ne m’oublie pas… il me lance, triste à me fendre le cœur.
    —    Comment je pourrais t’oublier ? Tu es tellement adorable, je suis tellement bien avec toi !
    Je le prends dans mes bras. Dans cette dernière, longue accolade, nos baisers se mélangent à nos larmes. Ses grands yeux tristes de labrador sont la dernière image que je garde de lui en passant le sas d’embarquement.
    Je quitte New York le cœur en miettes. Je sais que j’ai eu une chance inouïe qu’il m’ait attendu.
    Déjà, parce que je l’ai délaissé pendant mon voyage en Australie. Et puis, j’ai vu comment certains garçons le regardent dans la rue. Mon petit Anthony plaît, je ne sais même pas s’il se rend compte à quel point il plaît. Un garçon si mignon, avec son joli accent frenchie, livré à lui-même dans cette ville pleine de tentations, de regards, de désirs, peut se trouver rapidement sollicité. Je sais qu’il m’aime. Et je l’ai cru lorsqu’il m’a assuré qu’il n’avait pas été voir ailleurs. Mais d’autres mois de séparation se profilent devant nous. Et un moment de solitude, de mélancolie, de tristesse, de faiblesse peut arriver. Et ça peut être tentant de le combler avec un peu de compagnie. Et puis, tout simplement, nous sommes des garçons. Parfois, nous avons envie de nous sentir désirés, parfois nous avons tout simplement envie de sexe.
    Encore, qu’il ait une aventure, s’il se protège et que je n’en sais rien, soit. Mais un danger plus grand se niche dans les rencontres possibles. Celui qu’il tombe sur un garçon qui le fasse vibrer, rêver davantage que moi. Un garçon « sur place ».
    Ce garçon me rend tellement heureux. Je crois que je l’aime vraiment. A dix-mille mètres au-dessus de l’Atlantique, je prends une grande résolution. Lorsqu’il reviendra de son apprentissage à New York, où que son futur emploi l’amène, que ce soit loin de Toulouse, ou même de France, je suis prêt à le suivre. Je repense aux mots du pauvre M. Charles de Biarritz et à ses regrets de ne pas avoir suivi l’amour de sa vie sur un autre continent. Je me souviens de mon erreur avec Jérém, celui de ne pas être allé le voir en Australie des années plus tôt. Je ne ferai plus la même erreur. Je ne laisserai pas passer le Bonheur. Je suis prêt à suivre le garçon que j’aime au bout du monde.


    Août 2018.

    Après mon retour d’Australie, j’ai eu besoin de temps pour remettre de l’ordre dans mon cœur. Je savais que ça viendrait, mais je ne savais pas quand. J’ignorais quand j’aurais la force de me poser pour raconter le dernier chapitre de mon histoire, ce chapitre que je suis allé chercher en Australie.
    Cette force, cette envie, s’est manifestée à moi quelque temps après les retrouvailles avec Anthony, à la veille de mes vacances d’été. Soudain, l’envie d’écrire s’est présentée à moi. Imposée à moi, plutôt. Soudain, j’ai eu envie de calme et de solitude pour me consacrer à cette maîtresse exigeante qui réclame une attention toute particulière.
    D’emblée, j’ai pensé à Gruissan. Je me sens bien à Gruissan. J’ai plein de bons souvenirs à Gruissan. Des souvenirs des vacances avec ma cousine Elodie, de nos discussions interminables, de notre complicité parfaite. Des souvenirs de quelques garçons qui m’ont fait vibrer de désir à la plage. Des souvenirs de vacances avec Jérém, juste avant notre fabuleux voyage en Italie. Les jours heureux.
    Gruissan me connaît bien. Gruissan me manque. Alors, c’est décidé, j’y retourne. Mais ce ne sera pas à l’appart des parents d’Elodie. Cette année, mes oncles ont choisi de le louer pendant la saison.
    Je me suis souvenu d’un gîte en lisière du massif de la Clape sur lequel j’étais tombé une année au gré d’une balade. Je me suis souvenu du grand jardin ombragé par de grands pins parasol, de la charmante bâtisse en pierre, du chant des cigales, de cette ambiance de garrigue et de langueur estivale qui apaise l’esprit. Je me suis souvenu du nom du Gîte. J’ai appelé et, par chance, l’un des logements était vacant pendant la période de mes vacances.
    Là-bas, je ne serai pas loin de Gruissan, mais je serai au calme. Je pourrai facilement me rendre à la plage pour me baigner, mais je serai loin de l’agitation du monde des vacanciers. Je serai loin des distractions. Là-bas, je pourrai passer de longues journées à avancer sur mon histoire sans être perturbé par le Masculin.

    Jour 1.

    Le gîte est un ancien mas reconverti en accueil touristique, une grande bâtisse en pierre jaune avec un toit en tuiles rose. Le tout posé au centre d’un grand jardin ombragé où règne un calme presque palpable, avec le concert incessant des cigales en fond sonore. Ici, le temps semble s’écouler au ralenti. Ici, on a envie de se poser et de se laisser porter. En quittant la route pour emprunter le petit chemin qui mène au mas, on a l’impression de laisser ses soucis derrière soi, d’être délesté de toutes ses tentations, de toutes ses pulsions, de tous ses regrets. Ce lieu a des allures de havre de paix hors du temps et de l’espace.
    Marie-Line, la propriétaire des lieux, est une femme d’un certain âge, accueillante et avenante. Elle m’explique que j’aurai le gîte « La Clape » et que je serai tranquille car le deuxième gîte « La Plage » est occupé par Valentin, son petit-fils, qui vient de passer son bac et qui est animateur de camping à Gruissan pour se faire un peu d’argent, et qui n’est pas souvent là. Car, soit il rentre à pas d’heure, soit il découche.
    Ma première rencontre avec toi, Valentin, je la fais donc à travers des mots de ta grand-mère. Et rien que ces quelques premiers éléments attisent furieusement ma curiosité à ton sujet.
    Déjà, « Valentin » est un beau petit prénom de mec. « Il vient de passer son bac », ça donne une indication au sujet de l’insolence de ta jeunesse. Tu dois donc avoir 18 ou 19 ans. C’est l’âge de l’insouciance, l’âge de tous les possibles, de toutes les impertinences, de toutes les découvertes. « Animateur de camping », ça laisse imaginer un garçon exposé à d’infinis regards, un garçon désiré, convoité, sollicité. « Il rentre à pas d’heure », ça suggère un garçon qui aime faire la fête avec ses potes, un « couche-tard », « un fêtard ». Quant à la dernière indication « il découche », ça pourrait même indiquer un « petit queutard ». Il ne m’en faut pas plus pour me faire de toi l’image d’un beau petit con, possiblement bien foutu, charmant par destin et charmeur par choix délibéré. Ma curiosité piquée à vif, je suis très impatient de faire ta connaissance en vrai, p’tit Valentin.
    Après m’être installé dans mon gîte, je sors faire quelques courses et je rentre pour dîner. Je lis un bouquin. Ce n’est que la nuit tombée que je me cale enfin devant mon ordinateur. Je m’installe à la table située juste à côté de ma porte d’entrée, que la chaleur de cette chaude soirée m’impose de laisser ouverte.
    Le chant incessant des cigales se mêle au tapotement discret des touches de mon clavier et au très léger ronronnement du refroidissement de mon ordinateur, doux accompagnement de mes heures d’introspection et d’évasion dans le monde de mes souvenirs et de mes plus belles années.
    Et très vite, tu « disparais » de ma mémoire, p’tit Valetin. Car, si je te fantasme déjà, je ne te connais pas encore. De ce fait, ta présence n’a pas encore marqué mon esprit de façon indélébile comme une image aurait impressionné la pellicule d’un appareil argentique.
    Mais tu ne vas pas tarder à faire ton apparition dans ma vie. Une entrée marquante, fracassante même.
    Il est environ deux heures du matin lorsque ton arrivée m’est annoncée par le bruit d’un moteur de voiture, d’un claquement de porte dans l’allée de la maison, puis par le crissement de baskets sur les gravillons de la cour. C’est un pas rapide, cadencé, lourd. Pas de doute, c’est un pas de jeune mec.
    Je détourne le regard de mon écran pour le glisser dans l’embrasure de ma porte d’entrée. Et là, je vois une silhouette avancer rapidement dans la cour et approcher du mas. Et lorsque tu sors de la pénombre, lorsque tu arrives dans le champ d’action des lumières du jardin, j’ai envie de hurler de toutes mes forces :
    « Oh, p-u-t-a-i-n, Valentin, mais qu’est-ce que tu es beaaaaaaaauuuuuuuuuu ! ».
    Tu n’es ni petit ni très grand, je dirais un mètre soixante-dix environ. Tu arbores une belle petite gueule aux traits à la fois quelque peu enfantins et déjà masculins, un brushing de bogoss – les cheveux bruns coupés à blanc autour de la tête, insolemment plus longs au-dessus, coiffés de façon instable vers l’avant, t’obligeant à les rajuster régulièrement avec ta main, geste que tu fais en traversant le jardin – l’ensemble te donnant un air canaille à craquer !
    Et puis, il y a la tenue. Ce soir, tu portes un t-shirt assez ajusté pour mettre en valeur ton torse élancé, tes pecs déjà bien dessinés, pour coller à tes biceps. Le t-shirt est noir comme pour bien insister sur ta brunitude. Tu portes également un short en jeans avec les lisières plus claires, des baskets blanches, et un sac à dos rouge sur les épaules. Une tenue très « p’tit mâle sexy ».
    Je ne peux m’empêcher de me demander si tu rentres directement du taf ou bien si tu as passé du temps avec tes potes. Est-ce que tu étais avec une nana ?
    Et, pour achever le tableau, il y a l’attitude. Tu traverses le jardin d’un pas assuré et nonchalant, et d’emblée je me prends à imaginer que cela puisse refléter ta façon de traverser ta jeunesse, en profitant des meilleures années de ta vie sans trop te poser des questions, en regardant tout droit devant toi, sans remords, sans regrets. Avec le sentiment que rien ne peut te résister, rien ne peut t’atteindre. L’air de te sentir tout puissant, invincible, et immortel. C’est beau l’insouciance. Je crois que cela est même l’une des définitions de la jeunesse.
    Ta présence tout entière dégage une telle impertinence que ça en donne le tournis. Ton allure me fait immédiatement te caser dans la catégorie de bogoss que j’appelle « le parfait p’tit con à la fraîcheur bouleversante ». C’est fou comme tu me fais penser à Jérém, lorsqu’il avait ton âge.
    Tu approches de la bâtisse, et de moi, et mon regard est toujours rivé sur toi. Comment pourrait-il en être autrement ? Le mélange de beauté et de jeunesse est une drogue dure et violente, elle crée une addiction instantanée. J’ai désormais besoin de m’abreuver de ta présence, sans discontinuer.
    Tu m’aperçois enfin, nos regards se croisent. Ça ne dure qu’une fraction de seconde, le temps que je réalise à quel point le mien puisse sembler déplacé. Mais dans le reflet du tien, j’ai le temps de percevoir une certaine douceur, pourtant mélangée à une insolence certaine. J’ai le temps de percevoir l’esquisse d’un petit sourire qui m’apporte un frisson inouï.
    —    Bonsoir, tu me lances, sur un ton anodin, sans doute par politesse vis-à-vis d’un client de ta grand-mère. Ta voix est douce, mais déjà virile.
    —    Bonsoir, je te salue, définitivement chamboulé par ton arrivée.
    Comme une comète, ta trajectoire t’amène à t’approcher de moi, à environ deux mètres, puis à l  t’éloigner à nouveau, tout droit vers ton logement situé juste à côté du mien.
    Contact fugace, mais intriguant. Je n’en ai pas assez, j’ai envie de te regarder encore et encore, mais de plus près, de m’imprégner de ta beauté, de ta jeune mais déjà affolante virilité. Mais tu ne t’arrêtes pas. De toute façon, tu n’as aucune raison de t’arrêter. Tu ne me connais pas, je ne suis qu’un « type » de passage, et pas non plus du genre causant ou avenant, et surtout pas du genre à avoir le culot et le moyen de faire la conversation à un beau garçon comme toi. Même pas pour lui demander s’il a pleine conscience de sa beauté bouleversante.
    Mais alors que je m’attends à t’entendre rentrer dans ton logement, j’entends le bruit du sac qui rencontre le sol sans trop d’égard, puis celui du frottement de la pierre d’un briquet. Tu fumes, petit mec. Je tends l’oreille et j’entends le bruit léger de tes expirations. Des volutes de fumée passent devant l’embrasure de ma porte, et l’odeur de la cigarette arrive jusqu’à mes narines. Je crève d’envie de sortir, de poser une nouvelle fois mon regard sur toi, de te mater en train de fumer. Je suis certain que la cigarette doit te rendre encore plus sexy.
    Mais je n’ose pas. Mes jambes n’obéissent pas à mon désir. Les secondes passent, une minute, deux minutes. Je t’entends pousser une expiration un peu plus appuyée que les autres, que je devine être la dernière. Je t’entends bouger, ramasser ton sac à dos. J’entends le bruit de la porte qui s’ouvre, qui se referme derrière toi, accompagné d’un petit grincement des gonds qui, je l’ignore encore à cet instant, va vite devenir la signature sonore de l’achèvement de ces nuits d’été.
    Je tombe de fatigue, et je sais pertinemment que je n’ai plus rien à attendre de cette nuit chaude. Je sauvegarde mon fichier, je ferme mon ordinateur et la porte de mon gîte. Je me glisse dans mon lit, j’éteins la lumière. Et dans le noir, je me branle en pensant à toi, beau Valentin, juste de l’autre côté de la cloison. Je me branle, mon excitation décuplée par les bruits venant de « ton côté », qui me parlent de ta présence. Celui de la douche, sous laquelle tu restes un bon petit moment, celui des sons des notifications de ton téléphone qui m’intriguent un peu plus à chaque fois.
    Et je jouis en pensant à toi, beau jeune mâle de près de vingt ans mon cadet, et néanmoins capable, en une poignée de secondes, d’éveiller en moi un désir brûlant.
    Juste avant de m’endormir, une chanson résonne dans ma tête :

    Il venait d'avoir 18 ans
    Il était beau comme un enfant
    Fort comme un homme



    Je suis venu ici chercher de la tranquillité pour l’esprit. Mais je sais déjà que c’est foutu. Car ta présence va me hanter pendant tout mon séjour.


    Septembre 2018.

    Anthony n’a pas pu venir en France pendant l’été comme prévu. Son travail l’en a empêché.
    Pendant ces longs mois de séparation, j’ai été occupé. J’ai passé mes vacances et mes congés à écrire. Le récit de mon histoire avec Jérém enfin terminé avec le chapitre consacré à mon voyage en Australie, j’ai senti qu’une page se tournait dans ma vie. Et que la nouvelle page qui s’offrait à moi était emplie par le bonheur que m’apportait un garçon au blouson bleu.
    Et pourtant, je n’ai pas tardé à réaliser que dans cette nouvelle page, il y avait comme un vide.
    Depuis près de dix ans, l’écriture m’a permis de me trouver moi-même, elle m’a appris à me connaître. Elle a été mon amie fidèle, ma confidente, mon pansement, l’instrument de ma rééducation sentimentale.
    Et je crois bien qu’au fil du temps, elle est devenue bien plus que ça. L’écriture a été pour moi un clair exemple de sérendipité. Une découverte qui s’est avérée fructueuse bien au-delà de l’objectif visé au départ. En cherchant à essuyer mes larmes, j’ai trouvé une source de joie.
    Alors, après avoir mis le mot fin à mon histoire, cette source de joie m’a très vite manqué. Je n’ai pas eu le choix, j’ai dû y revenir.
    Je ne suis pas allé très loin pour chercher mon inspiration. J’ai repris les centaines de pages consacrées à « Jérém&Nico » et j’ai commencé à les trier et à les structurer. Ce long journal intime, qui au départ n’était destiné qu’à moi-même – sorte de « Pensine » de Dumbledore dans laquelle déposer mes souvenirs pour ne pas les oublier, ma nostalgie et ma solitude pour m’en délester – a peu à peu pris une autre direction.
    C’est à l’automne 2018 que le projet « Julien & Nathan » a commencé à prendre forme dans ma tête.
    « Julien & Nathan » est l’histoire de deux camarades de lycée qui deviennent amants à la veille du BAC et dont la relation se poursuit pendant de nombreuses années jusqu’à leur séparation.
    Je suis curieux de voir où est-ce que cette nouvelle aventure narrative va me conduire.


    Martres Tolosane, le mardi 16 octobre 2018.

    Aujourd’hui, Jérém a 37 ans.
    J’ai très envie de l’appeler. Mais j’y renonce. Le décalage horaire, ainsi que la présence d’un garçon dans sa vie, tout cela rend délicate la tâche de trouver le moment opportun pour envisager un coup de fil. Et puis, je crois que malgré tout, entendre la voix de Jérém venant de vingt mille bornes de distance ce serait trop dur pour moi. Je me contente de lui envoyer un message.
    « Bon anniversaire, Jérém ».
    Sa réponse ne tarde pas à arriver. Elle aussi, par message. Le décalage horaire, j’imagine, et tout le reste, pour lui aussi…
    « Merci, Nico ».
    Et puis le silence, à nouveau.


    Launaguet, le lundi 31 décembre 2018.

    Anthony est revenu pour les fêtes de fin d’année. Il est venu avec son frère et sa belle-sœur. Nos retrouvailles ont été pleines d’émotion, de larmes, de bonheur.
    Ce soir, toute la famille d’Anthony est réunie pour le réveillon dans la maison de Launaguet. Ses parents, que je rencontre pour la première fois, se montrent aux petits soins pour moi. Ce soir, je me sens bien. C’est tellement bon de se sentir accepté. C’est tellement bon de voir que, malgré la distance, « Anthony&Nico » est une histoire qui roule. Une nouvelle histoire à l’affiche de ma vie.
    Et pourtant, à l’approche de minuit, une pensée m’échappe, et je n’arrive pas à la rattraper. Elle s’envole de moi, se perd dans le ciel, dans le temps et dans l’espace. Elle s’envole à l’autre bout de la planète. Dans quelques minutes, l’année 2018 va se terminer. Elle a été l’année de mes retrouvailles avec Jérém. Et elle a certainement été aussi celle de nos adieux.
    Mais ce soir, entouré par l’amour d’Anthony et par la bienveillance de sa famille, je me sens fort, je me sens bien. Je me sens en bonne voie de guérison. Ça viendra, j’en suis convaincu.
    La vie est belle.


    L’année 2019.

    Anthony a attendu le lendemain du Jour de l’An pour m’annoncer que « Boys and the city » a été renouvelé pour une année supplémentaire et qu’on lui a proposé de rester travailler à New York sur ce projet jusqu’après l’été. Je suis triste de le voir repartir pour plusieurs mois. Mais je suis heureux pour lui, heureux de sa réussite, de son bonheur. Je prends sur moi, et je l’encourage à poursuivre son rêve.
    En ce tout début d’année, je me sens enfin prêt à partager mon histoire avec lui. Une nuit, je condense près de dix ans d’écriture dans un texte de dix pages, « De la cour du lycée de Toulouse à la plage de Bells Beach », que je lui envoie par mail lorsqu’il est dans les airs au-dessus de l’Atlantique.
    Deux jours plus tard, je reçois deux dessins. Sur l’un, un garçon en t-shirt noir et casquette à l’envers est en train de discuter avec des potes sous un arbre, alors qu’un autre garçon se tenant à l’écart le regarde, visiblement aimanté par sa présence. Sur le second, deux hommes sont assis côte à côte sur la plage et semblent regarder l’horizon, tout en semblant nostalgiques.


    Martres Tolosane, le mardi 12 mars 2019.

    Il y a un an, j’étais à Bells Beach avec Jérém.
    Je n’ai pas de ses nouvelles depuis, à part mes vœux pour son anniversaire, et je crois bien que je n’en aurai plus jamais.
    La vie continue, à chacun la sienne.
    J’espère qu’Ewan sera là pour lui pendant longtemps. J’espère qu’il est et qu’il sera heureux avec Ewan, je l’espère, de tout mon cœur.
    Je ressens un certain apaisement en regardant le passé devenir enfin le passé.


    Martres Tolosane, le vendredi 4 juin 2019.

    Après la sortie officielle de nombreux titres sur les plateformes officielles, le nouvel album « Madame X » est enfin livré. Un nouvel album de Madonna est un événement pour le fan que je suis, d’autant plus qu’il sort 4 ans après le précèdent, et qu’il est le dernier prévu au contrat avec sa maison de disque. A 61 ans désormais, on est en droit de se demander s’il y aura un autre contrat et un autre album, un jour.
    Je dévore les quelques titres encore inédits et je me laisse porter par la très belle surprise musicale qu’est « God Control », pamphlet contre les armes à feu en vente libre aux Etats Unis, et « Batuka », évocation de l’horreur de l’esclavage.
    Dans un registre un peu plus fun, pour le titre d’ouverture de l’album, « Medellin », Madonna est accompagnée par cette bombasse colombienne qu’est Maluma.



    Pendant l’été, je prends deux semaines pour aller retrouver Anthony à New York.


    Octobre 2019.

    C’est au début de l’automne qu’Anthony revient enfin en France. En attendant de voir venir, je lui ai proposé de venir s’installer directement chez moi à Martres Tolosane. Et il a accepté.
    Près de deux mois que je ne l’ai pas vu en vrai. Et je le trouve plus mignon et craquant que jamais.
    Dans ses valises, Anthony a de belles planches à me montrer, des instantanés de bonheur entre petits mecs. Son trait s’est encore amélioré, il a trouvé un style original et attachant pour célébrer la beauté du Masculin dans toutes ses nuances. C’est réaliste, poétique et sensuel, tout à la fois.
    —    J’aimerais dessiner une vraie histoire, mais je n’ai pas de scénario, il m’avoue un jour.


    Martres Tolosane, le samedi 19 octobre 2019.

    Quelques jours après le retour d’Anthony, près de deux ans après notre première rencontre, j’organise enfin les présentations avec mes parents, chose que je n’ai pas eu l’occasion de faire jusqu’à présent.
    C’est également l’occasion de leur annoncer qu’Anthony a eu une proposition de travail à Paris, ainsi que notre intention de nous installer dans la capitale dès le printemps 2020.
    En évoquant Paris avec mes parents, des souvenirs remontent. En pensant à Jérém, je réalise que pour la première fois de ma vie, j’ai oublié son anniversaire trois jours plus tôt.


    Toulouse, réveillon de Noël 2019.

    C’est Papa qui m’a proposé de fêter le réveillon de Noël en famille, avec Anthony. Je suis heureux de voir que mes parents ont bien accepté le garçon qui emplit ma vie de lumière.
    —    Il est vraiment charmant ce garçon, me glisse discrètement Maman, alors que nous sommes tous les deux dans la cuisine en train de couper le rôti.
    —    Il est adorable ! je confirme.
    —    Tu es heureux avec lui ?
    —    Très heureux, comme je croyais ne plus pouvoir l’être un jour.
    —    Je suis très heureuse pour toi !
    —    Merci Maman.
    —    Il a l’air très amoureux.
    —    Je le suis aussi.
    —    Aimer et être aimé, c’est quelque chose de précieux.
    —    Je sais, Maman.
    —    Il faut choyer chaque jour l’Être qui nous rend heureux.
    —    Je fais de mon mieux. C’est pour ça que je pars à Paris avec lui.
    —    Tu vas me manquer, P’tit Loup !
    —    Toi aussi, Maman !

    L’année 2019 se termine avec un horizon plus que jamais dégagé pour moi.
    Un horizon à peine assombri par une info inquiétante qui commence à circuler dans les actualités. Mais les autorités se veulent rassurantes. Ce virus est loin, et il n’arrivera pas jusqu’à nous.


    L’année 2020.

    Un an que j’ai acheté les tickets, un an que j’attends ce rendez-vous avec la plus grande impatience.
    Mais à l’approche de la date du concert, l’inquiétude grandit. Madonna souffre d’une fragilité au genou et à la hanche. Dans les villes américaines, certains soirs les concerts sont écourtés. Des annulations commencent à tomber, au gré du bulletin de santé de la Star.
    « C’est pour moi une punition de ne pas pouvoir assurer mon show ce soir » écrit-elle dans l’un de ses posts Instagram.
    J’ai prévu d’y aller le 8 mars avec Anthony, et d’y retourner seul le 11 mars, date du tout dernier spectacle de la tournée. J’espère pouvoir assister à au moins l’une des deux dates.


    Paris, début mars 2020.

    Anthony et moi nous sommes rendus à Paris quelques jours avant les concerts. Anthony a rencontré son futur employeur, et a signé son contrat de travail. Nous avons visité plusieurs logements, et nous en avons retenu un qui nous a plu. Notre future installation se concrétise. Elle est prévue pour la mi-avril. J’ai donné ma démission à Toulouse, et j’ai commencé à chercher du travail sur place. Ça n’a encore rien donné, mais je reste confiant.
    A Paris, dernière ville de la tournée, Madonna doit se produire une quinzaine de fois au Grand Rex entre fin février et mi-mars. Mais après des mois de concerts, la fatigue s’accumule, ses douleurs s’accentuent, et les annulations sont de plus en plus fréquentes. Je croise les doigts, ceux des mains et ceux des pieds.
    Finalement, le spectacle du 8 mars est maintenu.
    Ça fait bizarre de venir retrouver Madonna dans une salle de moins de trois mille places, après l’avoir vue en concert dans des arénas et des stades. Mais l’ambiance plus « intime » offre une expérience différente avec l’artiste. Elle interagit davantage avec le public que par le passé.
    Oui, Madonna a mal au genou et à la hanche. Ça se voit, ses mouvements sont parfois gênés. Oui, Madonna est humaine, elle est faite de chair et de sang. C’est dur mais il faut s’y faire, le meilleur de sa carrière est derrière elle. Un jour, elle sera obligée de raccrocher.
    Mais qu’importe, elle avance, comme elle l’a toujours fait, malgré les coups durs et les critiques. C’est ça qui me touche chez elle, sa résilience, son coté fonceuse.
    « La chose la plus controversée que j’ai faite dans ma vie, est de m’accrocher » est justement le propos initial du Madame X Tour.
    Je suis ravi par cette soirée. Et Anthony a l’air de l’être tout autant que moi. Je m’estime chanceux d’avoir pu y assister, d’autant plus après avoir craint une annulation jusqu’à la dernière minute.
    Les deux dernières dates de la tournée, celles du 10 et du 11 mars 2020, sont annulées non pas à cause de sa condition physique, mais à la suite des dispositions du gouvernement pour tenter de faire face à la pandémie du COVID19 qui a finalement réussi à arriver jusqu’à nous.


    Martres Tolosane, le mardi 17 mars 2020.

    Et puis, un jour, le monde s’est arrêté de tourner. Du jour au lendemain, des millions de gens se sont vu notifier une interdiction de circuler sur le territoire national.
    Le premier confinement vient de tomber. Et, avec lui, une avalanche d’infos anxiogènes.
    Un virus mortel sorti d’un laboratoire chinois. Accident ou sabotage ? On évoque un complot entre le pangolin (animal inconnu jusque-là) et les chauves-souris. Une affection pour laquelle il n’existe ni de vaccin, ni de traitement efficace. Les infos officielles font état de morts, nombreux, de services d’urgences saturés.
    Même pas de masques disponibles pour se protéger. La peur de la contagion. La peur pour nos proches.
    Un pays à l’arrêt, un confinement qui est sans cesse rallongé, des gens pris de psychoses qui font des provisions pour des régiments, les difficultés de réapprovisionnement, les étals des supermarchés qui se vident, des images de pays en guerre.
    Les chaînes télés qui multiplient les éditions spéciales et les intervenants autoproclamés experts, contribuant ainsi à l’alarmisme et la diffusion de la psychose. Les annonces parfois contradictoires et incohérentes des autorités. Les désaccords dans le monde scientifique. La perte de confiance dans les institutions et autorités politiques, sanitaires et scientifiques. Des prévisions apocalyptiques. Les théories du complot qui fleurissent de partout. Internet qui plus que jamais se substitue à la vie réelle et qui se fait vecteur de la désinformation.
    Bref, un monde qui semble partir totalement à la dérive.

    Perso, si je fais abstraction du fait que le confinement reporte notre installation à Paris, ainsi que d’une certaine crainte pour mes proches, je vis plutôt bien cette période. Je suis confiné avec le garçon que j’aime et avec mon labrador, soit les deux êtres qui m’apportent le plus de bonheur au monde.
    Je profite de cette période surréaliste pour avancer dans le projet « Julien&Nathan ». J’en fais lire des extraits à Anthony, qui a l’air d’apprécier. C’est lui qui m’encourage à diffuser mon histoire sur le Net. Je repère un site qui publie des histoires entre garçons. J’en lis certaines. J’en apprécie quelques-unes.
    J’hésite à poster mon premier texte. Car, même si j’ai changé pas mal de choses par rapport au premier jet, il reste beaucoup de moi dans cette histoire romancée. Malgré la protection garantie par l’anonymat, l’idée de publier mes écrits me donne l’impression de me mettre à nu.
    Après une longue hésitation, je décide de me lancer. C’est décidé. Le premier épisode de mon histoire, « Julien a 19 ans » va paraître. Après avoir longtemps hésité, je finis par cliquer sur le bouton « Poster ».
    Et là, il se produit quelque chose que je n’avais pas prévu. Les jours se suivent sans que rien ne se passe. Deux, trois, dix jours. L’attente me paraît interminable. Je finis par me dire que les modérateurs ont dû trouver ça nul, qu’ils ont foutu ça à la poubelle en se moquant de l’« auteur ».
    Et lorsque ça paraît enfin, je sens mon cœur bondir dans ma poitrine. Et je ne suis pas rassuré pour autant. Je me dis que personne ne va le lire, et que si quelqu’un devait le faire, il trouverait ça ridicule. Je n’ose même pas imaginer recevoir des commentaires, qui me démoliraient à coup sûr.
    Et non, contre toute attente, le compteur des vues se met à tourner. Dix, cent, mille. Il se stabilise autour de 3500. Quelques commentaires apparaissent, et sont même plutôt élogieux.
    —    Tu as vu ? fait Anthony, plein d’enthousiasme. Tu as un vrai talent, Nico, n’en doute pas !

    Mais l’engouement d’Anthony ne s’arrête pas là. Un jour, de retour de ma sortie courses, une surprise m’attend. Sur la table du séjour est posée une feuille A3. L’espace est divisé en cases de différentes dimensions. Et les visuels, les personnages, les situations, les décors ébauchés dans ces petits espaces me rappellent étrangement une histoire.
    Première case, un garçon, prénomme Nathan sa balade dans des allées un jour de grand vent. Cases suivantes, le même garçon hésite, puis recommence à avancer vers sa destination. Il arrive face à un petit immeuble, il appuie sur une sonnette, monte des escaliers. Un autre garçon, prénommé Julien lui ouvre la porte en affichant un sourire ravageur et conquérant.
    Le trait est épuré, sobre, et pourtant précis, net. C’est beau, spontané, émouvant. C’est tellement saisissant que de voir mon histoire mise en images. De voir mes souvenirs mis en images. J’en ai les larmes aux yeux.
    —    Tu aimes pas ? m’interroge Anthony en rentrant du jardin avec Galaak.
    —    Si, j’adore !
    —    Si tu es d’accord pour me céder les droits, je crois que j’ai trouvé le scénario de ma première BD…

    Depuis ce jour, Anthony s’est attelé à mettre en images les premiers épisodes de mon histoire. Les planches s’entassent rapidement. Le petit brun me demande souvent mon avis sur ses dessins, sur la représentation de tel ou tel personnage, d’un visage, d’une attitude, d’une mise en scène, d’un décor. Il est très attaché de mon texte et il semble vraiment mettre un point d’honneur à respecter fidèlement mes intentions narratives.
    Et moi, je suis ravi du résultat. Ses dessins, ce regard tendre qu’il porte sur les garçons, ce trait si particulier qui est le sien, subliment l’univers de mon histoire. Mes personnages sont plus vivants que jamais.
    Les jours, les semaines de confinement     défilent dans une ambiance créative très stimulante. Je passe mes journées à écrire, Anthony passe ses journées à dessiner. Ce travail en tandem est vraiment très excitant. Notre complicité n’a jamais été aussi forte que depuis que nous partageons ce projet.
    L’énergie créative est une force puissante qui illumine nos journées, allant jusqu’à exacerber notre libido. J’ai tout le temps envie de lui. Et Anthony n’est jamais en reste. Nous faisons l’amour, souvent. L’énergie sexuelle est une énergie puissante qui illumine elle aussi nos journées, allant jusqu’à exacerber notre créativité. Un sublime cercle vertueux.
    Pendant toute cette période, je finalise et publie un épisode par semaine. Un lecteur me contacte en message privé et me propose de faire une relecture avant publication pour vérifier l’orthographe et me donner ses premières impressions. Bien évidemment, j’accepte son aide bienvenue.
    L’écriture m’accapare totalement, et je ne vois pas le temps passer. Parfois, du matin au soir, je ne me lève de mon ordi que pour aller aux toilettes et pour manger un bout. Je suis tellement happé par les destinées de mes personnages que j’ai tendance à moins m’occuper de Galaak.
    Parfois, au bout de longues heures passées à l’ordi, le Labranoir vient se manifester pour obtenir un peu de mon attention. Il vient à mon bureau, il se colle contre ma jambe, il déplace ma chaise à roulettes avec toute sa masse, il pousse mon avant-bras avec son museau pour que je le décolle du plan de travail, et mes mains du clavier, il me montre fièrement la « carotte » qu’il tient dans la gueule, tout en la mâchouillant pour la faire « chanter » (elle a remplacé le ballon de rugby, ayant cessé de faire « pouic pouic » sous ses crocs, paix à son âme), et il finit par la faire tomber juste à côté de moi.
    Lorsqu’il vient me bousculer de la sorte, je sais que je ne me suis pas assez occupé de lui, et je m’en veux. Je m’octroie une pause, et je lui donne un peu de mon temps. Je caresse son corps massif, son museau tout doux. Lorsque je lui caresse le poitrail, il est comme en état d’hypnose. Et je peux en faire ce que je veux, saisir ses grosses patounes, le faire rouler sur le dos, comme une boule. Ce chien est prêt à jouer dès qu’on le touche. Je me ressource de sa douceur, je suis ému par son excitation pour une carotte en plastique qui fait « pouic pouic », un son qui est presque sa voix, la voix de Galaak.
    Mais parfois, je résiste à ses appels au jeu et au partage. Il arrive que son envie de jouer tombe au mauvais moment, lorsque je suis au beau milieu d’un passage « important », un moment où je ne peux pas quitter le clavier, de peur de perdre le fil de mon récit. Alors, je lui demande d’attendre, encore. Parfois, quand je suis enfin disponible, Galaak est déjà retourné sur son tapis, il est enroulé en boule, endormi, et il n’a plus envie de jouer.
    Je m’en veux terriblement de ne pas savoir lui donner plus de mon temps. Je sais que l’horloge tourne, Galaak va déjà avoir 9 ans ! Du poil blanc a fait peu à peu son apparition sous son menton. Il me fait de plus en plus penser à Gabin ! Je sais que je devrais profiter davantage du temps qui nous reste. Je sais que je vais regretter le temps que je ne lui aurai pas consacré.


    Début mai 2020.

    Après plusieurs reports, le confinement est enfin levé. Le monde reprend peu à peu son rythme habituel. Mais les gestes barrière demeurent d’actualité. Et parmi eux, l’un est particulièrement dérangeant. Je veux bien entendu parler de l’obligation du port du masque dans l’espace public. D'abord manquant, puis conseillé, imposé, subi, critiqué, détesté, il est désormais partout.
    C’est un simple bout de papier ou de tissu qui cache la moitié inférieure du visage. Il dissimule la bouche, les lèvres, nous prive de ce cadeau précieux qu’est le sourire d’un garçon. Le masque qui crée la frustration, qui tente de bâillonner la bogossitude.
    Mais la bogossitude refuse pourtant de se laisser censurer, elle trouve d’autres moyens pour s’exprimer. Comme dans le regard. Un regard qui est devenu généralement plus charmant, plus charmeur, plus appuyé, plus intriguant, plus intrigué, plus insistant, plus mystérieux, plus interrogateur.
    En cette période de déguisement, la bogossitude se laisse imaginer, deviner, désirer, fantasmer.
    Anthony et moi profitons de ce retour à la normale, que certains annoncent d’ores et déjà comme n’étant pas définitif, pour finaliser notre installation à Paris. Ça me fait bizarre de remonter à la capitale après toutes ces années. Je crois que je n’y suis pas retourné depuis l’agression il y a bientôt quinze ans. Ça me fait tout drôle de remonter à Paris et de ne pas y aller pour voir Jérém.
    Un soir, Anthony me propose de monter à Montmartre pour dîner. Le petit brun ignore les souvenirs que cette ascension, que ce lieu, que cette soirée font remonter en moi. Je n’ai pas envie de lui en parler, de prendre le risque de gâcher ce moment, sa bonne humeur, son enthousiasme. Mais les souvenirs sont là, et je dois produire un effort considérable pour ne pas les laisser m’envahir. Je redouble d’attention pour le petit brun, et tout se passe bien.


    Eté 2020.

    Nous profitons de l’été et de l’absence du confinement pour prendre quelques vacances. C’est bon de retrouver le plaisir de sortir de chez soi et de circuler sans restriction.
    En redescendant de Paris, une halte au Futuroscope ravive de nouveaux souvenirs. Quelques jours au Pays Basque en réveillent d’autres encore.
    Les souvenirs des jours heureux avec Jérém sont partout. Je ne peux pas y échapper. Je ne peux pas les éviter. Il va falloir apprendre à vivre avec.


    Septembre 2020.

    A la rentrée, Anthony prend enfin son poste dans la boîte parisienne qui l’a embauché. Son taf consiste à réaliser des visuels pour des publicités et des sites Internet. Un job « alimentaire » lui permettant d’avoir un salaire correct, tout en continuant à dessiner à côté, en attendant de terminer le premier volume de son adaptation de mon histoire, sobrement intitulé « Julien, qui est-il ce garçon ? », titre qui est une référence à un tube de Madonna, « Who’s that girl ? ».
    C’est un travail de longue haleine auquel Anthony se consacre avec acharnement et passion. Ça se voit qu’il a ça dans le sang, qu’il est dans son élément, et qu’il est heureux quand il dessine.
    Avant de voir le petit brun à l’œuvre, je ne réalisais pas la masse de travail que représente la création d’une BD, plus imposante encore que l’écriture elle-même.


    Octobre 2020.

    Les oiseaux de mauvais augure ne s’y étaient pas trompés. Ça n’en était pas fini avec cette sale bête de COVID. Lors d’une intervention à la télé, notre Manu national nous annonce un deuxième confinement à partir du 30 octobre.
    C’est à ce moment, pendant cette nouvelle période qui nous offre beaucoup de temps pour nos passions respectives, que nous décidons de nous lancer dans un nouveau projet. Celui de créer un site Internet pour héberger mes écrits et ses planches. C’est Anthony qui s’attèle à concevoir l’environnement numérique qui va accueillir nos loulous.
    Le site « julien-nathan.com » voit le jour le 1er décembre 2020.

    http://www.jerem-nico.com/julien-nathan-com-a215457009

    Au fils des semaines, je constate une forte tendance des lecteurs à migrer vers le site nouvellement crée. Je dois beaucoup au premier site où j’ai publié mes écrits, car il m’a permis une visibilité que je n’aurais pas pu atteindre par moi-même. Je continue d’ailleurs à y publier les épisodes de mon histoire. Mais julien-nathan.com est plus soigné (Anthony a fait un très beau travail), uniquement centré sur mon histoire, magnifiée par les quelques dessins qu’Anthony y a publié. Et les lecteurs apprécient.
    Les commentaires sont nombreux. « Julien et Nathan » est en train d’attirer un certain public de « fidèles ». Parmi eux, beaucoup d’hommes gays, bien entendu. Certains m’ont raconté s’être reconnus dans mes personnages, dans leurs hésitations, leurs bonheurs, leurs désirs, leurs peurs, leurs erreurs. Ils m’ont affirmé que mon histoire avait ravivé des souvenirs. Qu’elle les avait accompagnés lors d’un cap difficile de leur vie, d’une rupture, ou dans ces périodes surréalistes de confinement. Certains d’entre eux sont devenus des amis.
    J’ai été étonné de recevoir également de nombreux retours de la part de femmes de tout âge. Intrigué, j’ai voulu savoir ce qu’une nana pouvait bien trouver « intéressant » dans une histoire entre garçons. Il en est ressorti que l’élément « marquant » de ce genre de récits est le côté « interdit », clandestin, entravé, toujours présent. Dans les histoires entre garçons, il y a souvent des obstacles – l’amour impossible, à sens unique, le regard de l’autre, des autres, le rejet de la société, la difficulté à s’assumer – qui rendent le bonheur plus difficile à atteindre, et donc plus « précieux ». C’est le côté « Roméo et Juliette », en version « Roméo et Julien », bien entendu, qui semble faire mouche.


    L’année 2021.

    L’année 2021 commence plutôt bien. Dans le monde, car des vaccins contre le COVID sont annoncés. Une sortie définitive de l’époque COVID se laisse entrevoir. La campagne de vaccination se met en branle. Les antivax, aussi. On ne sait plus qui croire, qui écouter.
    Perso, il me semble que la validité d’une solution à un problème se situe toujours dans le point d’équilibre entre avantages et inconvénients, entre bénéfices attendus et risques encourus. Et c’est toujours par le vaccin que l’Humanité a vaincu des épidémies virales.
    Cette année commence également très bien pour Anthony et moi. Mi-janvier, nous recevons sur notre site « Julien&Nathan » un mail venant d’un éditeur parisien qui se dit très intéressé par la publication de mes écrits et des planches d’Anthony.
    Nous convenons d’un rendez-vous, début février. Au cours de cette première rencontre, un projet de publication est discuté. Quelques suggestions sont exprimées par le directeur de publication, à la fois pour mon livre et pour la BD.
    Les termes de l’accord nous semblent corrects, et une semaine plus tard, nous signons notre premier contrat d’auteurs.
    La publication du premier livre et de la première BD est prévue pour le mois de mai 2021. Le temps est compté, mais nous mettons les bouchées doubles. C’est grisant d’avoir ce projet commun. Cette considération, cette estime réciproque du travail de l’autre rend notre amour encore plus pétillant, plus excitant. L’amour avec Anthony est un pur bonheur. Je ne croyais pas retrouver un garçon avec qui je partagerais autant de plaisir.
    Début avril, la saison 3 de la série « Confinement » est annoncée sur tous les écrans. Une nouvelle pause hors du temps qui nous file un sacré coup de main pour arriver à livrer nos « manuscrits » dans les temps.


    Paris, le mercredi 12 mai 2021, 18h16.

    C’est en préparant le dîner que je découvre pour la toute première fois son regard, sa douceur, sa force, son courage, sa droiture, et son combat.



    Ce garçon crève littéralement l’écran. Ce garçon est beau, terriblement beau. Non seulement parce qu’il est à la fois bogoss et puits à câlins. Mais parce que c’est un garçon lumineux, solaire, terriblement émouvant. Ce garçon est beau à l’intérieur.
    Ce soir, il vient dénoncer la mentalité qui l’a détruit moralement et qui l’a privé de sa chance d’avoir une belle carrière dans le foot professionnel. Il vient dénoncer cette culture de l’homophobie qui détruit des jeunes hommes et des jeunes femmes. Mais il ne vient pas en criant, en accusant, en nommant. Il vient raconter ce qu’il a vécu, en montrant les dégâts que cela a occasionné, et en demandant que ça change. Ses propos sont justes, touchants, bouleversants.
    Ses mots ont un écho tout particulier en moi, car elles me ramènent à l’agression dont nous avons été victimes Jérém et moi, et à cette ambiance homophobe qui a détruit la carrière de Jérém. Ce soir, je me sens révolté comme jamais par l’Injustice.
    La voix de Ouissem est belle. Non seulement parce qu’elle est douce et chaude, comme le reflet de la nature profonde de son esprit, mais parce qu’elle porte un message de tolérance, de bienveillance et d’espoir.
    Son plus beau message, c’est de voir qu’il a surmonté tout ça, qu’il a dit adieu à la honte, qu’il a accepté qui il est, qu’il s’est battu et est devenu ce qu’il est. Et que l’homophobie, et la souffrance qu’elle engendre, ne sont pas une fatalité. Et que se reconstruire après avoir été détruit, c’est possible aussi.
    Son histoire est un bien bel exemple de résilience, de force, de noble courage, un espoir pour ceux qui doutent, qui ont peur, qui se cachent. Un témoignage pour tenter de faire changer les mentalités de ceux qui oppriment.
    Seule la parole peut faire avancer les choses. Et il faut des gens comme Ouissem pour la porter, pour la faire entendre au plus grand nombre, pour montrer qu’on ne doit pas avoir honte de qui l’on est, qu’on a le droit d’être soi-même, qu’on n’est pas seuls et qu’il ne faut pas laisser la peur, et encore moins les autres, décider pour nous.
    J’ai tellement envie de serrer ce garçon dans mes bras !
    Lorsque sa belle petite gueule à bisous disparaît de l’écran et que la pub arrive, je réalise que ma pizza a commencé à cramer dans le four.


    Paris, le mercredi 26 mai 2021.

    La maison d’édition a mis elle aussi les bouchées doubles. Les réseaux sociaux ont été mis à contribution pour promouvoir la sortie de « Julien&Nathan ». Le site a bénéficié d’un relooking. Nous recevons pas mal de messages d’encouragement et de félicitation.
    C’est aujourd’hui que le livre et la BD sortent enfin. Une sortie d’abord sur les sites de commerce en ligne. Pour les libraires, on verra plus tard.
    Je suis fier de notre travail. Et je suis tout particulièrement touché par le travail d’Anthony, par sa capacité à transcrire mon texte en images percutantes. Et par sa capacité de prendre du recul pour dessiner une histoire qui est très fortement inspirée par celle que son petit ami, moi en l’occurrence, a vécu avec un autre garçon.


    Paris, le samedi 16 octobre 2021.

    L’été est passé sans encombre. Il semblerait qu’il n’y aura plus d’autres confinements.
    Le livre et la BD marchent un peu, mais pas autant qu’on l’aurait espéré. La gratuité des publications précédentes sur notre site Internet limite l’intérêt de la sortie physique. Et pourtant, notre éditeur a confirmé la sortie des tomes 2. Il semble croire dur comme fer dans le potentiel de notre histoire. Et nous y travaillons d’arrache-pied.
    Je redoutais de m’installer à Paris et d’avoir beaucoup de mal à côtoyer les lieux chargés des souvenirs de mon histoire avec Jérém. Ça a été le cas au début, mais j’ai fini par m’y faire. Plus le temps passe, plus je me sens plus « fort ».
    Aujourd’hui, Jérém a 40 ans. Et c’est par le biais d’un simple message que je lui souhaite un bon anniversaire.
    Quelques messages, voilà qui résume notre relation depuis trois ans. Les coups de fil, il n’y en a jamais eu. Le décalage horaire, ajouté au décalage de nos vies, les rendent presque impossibles de toute façon. Et puis, nous appeler, pour nous dire quoi ?
    Alors, nous nous contentons de messages. Bon anniversaire, le mien, le sien. Bonne année…
    Oui, aujourd’hui, Jérém a 40 ans. C’est un cap important. Je me demande comment il le vit, si ce changement de dizaine a impacté le regard qu’il porte sur sa vie, et sur la vie en général. Je le sais bien entouré, et ça me rassure.
    L’anniversaire de Jérém me fait prendre conscience que j’approche moi aussi de la quarantaine, et que cette « échéance » arrivera dans moins d’un an. Mais elle ne me fait pas particulièrement peur. Car j’ai l’impression d’avoir enfin trouvé un certain équilibre dans la vie.
    Je suis avec un garçon qui m’aime et que j’aime. J’ai une passion dans la vie, l’écriture, qui m’apporte beaucoup de joie. Je viens de trouver un emploi dans les services d’eau potable de la Mairie de Paris qui va m’assurer un certain équilibre financier.
    Aussi, je crois que je suis enfin en paix avec moi-même et avec mon passé.Vendredi 31 décembre 2021

     

    Toulouse, le vendredi 31 décembre 2021.


    Une nouvelle année s’achève, une autre arrive. A l’approche de ma quarantaine, la course inarrêtable du temps me titille de plus en plus. Je regarde impuissant les jours et les mois se succéder, entraîné par la course du quotidien, au fond de moi l’impression de rater l’essentiel. Lorsqu’un nouveau jour s’achève, c’est comme une petite mort. Lorsqu’une nouvelle année s’achève, ça l’est un peu plus encore.
    Mais l’âge a du bon aussi. On arrive à regarder les choses avec plus de recul.
    Avec le temps, j’ai fini par réaliser que si j’ai eu autant de mal à renoncer à Jérém, c’est parce qu’il a été le garçon qui m’a fait ressentir le bonheur vertigineux qu’on ressent quand on aime pour la toute première fois. Il a été le garçon qui a foudroyé mon cœur le premier jour du lycée, celui qui m’a fait connaître le plaisir entre garçons et qui me l’a instantanément fait adorer. Celui qui m’a fait me sentir vivant pour la toute première fois de ma vie. Celui qui m’a offert les plus beaux frissons de mes dix-huit ans, les frissons d’aimer en cachette – c’était avant mon coming out, avant le sien – le frison de l’interdit, le frisson qu’était la peur qu’il disparaisse de ma vie après chacune de nos rencontres. Jérém m’a fait connaître des joies insensées et des souffrances inouïes. Des frissons exacerbés, que je ne retrouverai plus jamais avec la même folle intensité.
    Jérém a été toutes mes premières fois.
    J’avais dix-huit ans. Et on ne vit plus jamais les choses avec l’intensité des dix-huit ans quand tout est découverte et émerveillement. Quand on n’a pas peur de souffrir.
    Si notre séparation m’a longtemps empli de tristesse, si le deuil de cet amour a été pendant longtemps chose impossible, c’était parce qu’au fond de moi, je savais que c’était la fin d’une époque de ma vie, l’époque de l’insouciance, et de l’amour fou. Et au fond de moi, j’étais persuadé que non seulement elle avait été la plus heureuse de toutes celles que j’avais vécues, mais aussi la plus heureuse de celles que je vivrai à tout jamais. J’ai cru pendant longtemps que je ne pourrais plus jamais être aussi heureux que je l’ai été avec Jérém.
    Dès lors, je n’avais plus grand chose à espérer de la vie. Je pensant que tout m’aurait paru fade.
    Aussi, j’avais peur qu’en m’autorisant à être heureux à nouveau, je finirais par oublier le bonheur avec un grand « B » que j’avais vécu avec Jérém.

    Je sais à présent que je peux être heureux à nouveau. Et que je n’oublierai pas Jérém pour autant. J’oublierai certains détails, certainement. J’en ai déjà oubliés, d’ailleurs. Mais je sais que je n’oublierai pas ce qu’il a représenté pour moi.

     



    Je me souviendrai
    De la force que tu m’as donnée
    De l’amour que tu m’as donné
    De la façon dont tu m’as changé

    Je sais désormais qu’il ne faut pas fuir ses souvenirs. Au contraire, il faut les aimer, les chérir, même si parfois ils peuvent faire mal. Il faut apprendre à se réconcilier avec. Car les souvenirs sont les témoins vivants de nos expériences de vie. Ils déterminent qui nous sommes et pourquoi nous le sommes devenus. Mes expériences ont fait de moi celui que je suis aujourd’hui. Il faut juste leur trouver une bonne place dans notre présent pour ne pas qu’ils nous empêchent d’avancer.
    Mais il ne faut jamais oublier d’où l’on vient.
    Mon amour pour Jérém sera toujours là. Mais désormais il ne m’empêchera plus d’être heureux à nouveau. D’aimer à nouveau. Tout ce qui m’a longtemps paru inconcevable me semble enfin envisageable, possible, souhaitable. La vie est trop courte pour ne pas écouter le Bonheur quand il toque à notre porte et nous appelle à le suivre.
    Finalement, mon escapade en Australie, m’a fait du bien. J’avais besoin d’entendre ses mots, j’avais besoin d’entendre sa voix. J’avais besoin de revoir Jérém une dernière fois, de voir qu’il était bien dans sa nouvelle vie. Et son nouveau bonheur m’a autorisé à vivre le mien sans plus culpabiliser. Son bonheur m’a fait accepter que la vie nous a séparés, mais que chacun aura toujours une place spéciale dans le cœur de l’autre.
    Oui, aujourd’hui, près de quinze ans après la fin de notre histoire, je me sens enfin apaisé.

    « Bonne année » je lui envoie par message. Je sais que ce sera mon dernier message.
    Tout comme je sais que le « Bonne année à toi aussi » que je reçois en retour quelques minutes plus tard sera son dernier message. Je crois que tout est fait, que tout est dit.
    Je crois que je n’attends plus. Que je ne l’attends plus.

    Je crois que je n’attends plus. Que je ne l’attends plus.



    Mais tu m’as dit (…)
    S'il te plait ne m'attends pas
    Attends patiemment l'amour
    Un jour ça viendra sûrement

    Et il est venu. Anthony est là, à côté de moi, à cette soirée de réveillon.

    Oui, ma séparation d’avec Jérém m’a longtemps empli de tristesse. Mais c’est fini. Je ne serai plus triste en pensant à cette époque de ma vie. D’autant plus que je le sais désormais, notre séparation a eu pour effet de préserver le souvenir de notre amour. Un amour foudroyé en plein vol, un amour sur lequel l’usure du temps n’aura pas eu d’effet.
    Un amour qui restera à tout jamais comme une pure représentation de l’insouciance de notre première jeunesse.


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    34 commentaires
  • Dimanche 11 mars 2018, 10h16.

    Une nouvelle fois aujourd’hui, je cherche mon vol sur le tableau des départs. La porte d’embarquement n’est pas encore affichée. Normal, je viens d’atterrir et mon escale est de plus de trois heures. Il va falloir attendre.
    Pour tromper le temps, je m’installe à une terrasse de café. En buvant mon cappuccino, j’observe le flux ininterrompu de voyageurs qui transitent dans les deux sens de ce grand couloir, qui se croisent sans jamais se rencontrer, et souvent sans même se voir. Certains se pressent, d’autres avancent avec nonchalance.
    J’ai toujours adoré l’ambiance si particulière des aéroports, ou des gares, cette ambiance de « départ » vers d’infinis « ailleurs », avec toutes les possibilités que cela ouvre.
    Bien entendu, mon attention et mon émotion sont tout particulièrement attirées par les beaux garçons. Et dans un aéroport international, il y en a, des beaux garçons.
    Mon regard est capté, aimanté par une Bogossitude pendant quelques secondes à peine, le temps qu’elle pénètre, traverse et quitte mon champ de vision comme un étoile filante. Un brushing, un regard, une barbe, une façon de marcher, de porter un t-shirt. Des épaules solides, une plastique bien proportionnée, un tatouage, un brillant à l’oreille, une chaînette. Parfois un détail suffit pour m’enivrer du Masculin.
    Depuis ma position stratégique, j’ai l’impression de prendre des gifles en rafales incessantes.
    Ça me donne le vertige d’imaginer les attentes de tous ces voyageurs, leur état d’esprit vis-à-vis de leurs déplacements. Vers quelle destination se dirige ce petit con, cette formidable petite tête à claques ? Vers qui se dirige ce beau petit brun barbu à casquette à l’envers ? Quelles attentes, quels espoirs placent-ils dans leurs voyages vers « Je-ne-sais-pas-où » ?

    En attendant mon vol, je repense également à ces premiers mois de l’année 2018.


    Début février 2018.

    Pendant ces dernières années, l’écriture m’a beaucoup aidé. Elle a été la béquille de ma phase de rééducation sentimentale après le départ de Jérém. Elle m’a accompagné jour après jour. Elle est devenue comme une amie fidèle à laquelle je me confiais. Et maintenant, après lui avoir tout confié, je ressens un grand vide intérieur. Et je me sens seul, très seul.
    Anthony me manque beaucoup. D’autant plus qu’avec six heures de décalage horaire entre Toulouse et New York, il n’est pas toujours évident de garder le contact.
    Au fil du temps, nous testons toutes les combinaisons possibles.
    Au saut du lit, le mien, vers 6 heures. A New York, il est minuit. J’ai la tête dans le coltard, alors qu’Anthony a la tête d’un petit mec à qui on envie de faire l’amour.
    Au saut du lit, le sien, alors que chez moi, c’est la pause déjeuner. J’ai envie de le prendre dans mes bras et de le couvrir de bisous, il est pressé de démarrer sa journée.
    A sa pause déjeuner. Chez moi, il est entre 18 et 20 heures, je viens de rentrer du taf. Ce serait le moment le plus cool des journées en semaine. Le fait est qu’Anthony est tellement accaparé par ses dessins qu’il en oublie parfois même le repas de midi.
    A la sortie de son taf, s’il ne rentre pas trop tard, pas trop après 18 heures. Chez moi il est minuit ou plus. J’ai envie d’aller au lit, alors qu’il a encore des courses à faire, un métro à prendre pour rentrer.
    Heureusement, pendant le week-end nous pouvons parler plus tranquillement.
    Mais malgré ça, nous sommes en déphasage perpétuel.
    Un déphasage qui empire avec le temps. Car le décalage horaire n’est pas la seule complication liée à la distance. A cela s’ajoute le fait de ne rien partager au quotidien, ce qui finit par assécher nos sujets de conversation.
    J’ai peur qu’Anthony s’éloigne de moi. J’ai l’impression de m’éloigner de lui. Et j’ai peur que, malgré mes efforts pour cacher ma mélancolie, il capte que je ne vais pas bien.

    Car je ne vais pas bien.

    C’était illusoire de ma part de me dire que d’écrire le dernier chapitre de mon histoire avec Jérém m’aurait aidé à tourner la page pour de bon. Après un premier soulagement, mes regrets et ma frustration sont revenus. Ce que Charlène m’a appris m’a bouleversé plus encore que je ne l’ai cru sur le moment.
    —    J’ai toujours pensé qu’il était venu surtout pour te retrouver. Mais il était trop mal, il était trop déçu de lui-même, et il s’est dégonflé. Il se voyait comme un looser et il ne voulait pas que tu le voies comme ça. Jérém a eu peur de ton regard. Il a eu peur que tu le rejettes. Et ça, il n’aurait pas supporté.
    Ce sont ces mots qui font le plus mal, qui m’ont le plus bouleversé. Que Jérém ait pu penser que je pourrais le rejeter, que je ne l’aimerais plus parce qu’il avait tout perdu du prestige de sa vie d’avant, parce qu’il n’arrivait pas à remonter la pente.
    J’y pense sans cesse. Et à chaque fois, j’ai envie de pleurer, j’ai envie de hurler.
    J’en perds mon équilibre émotionnel, j’en perds carrément mon appétit et mon sommeil. Je n’aurais pas dû aller fouiller dans le passé. A croire que parfois il vaut mieux rester avec des questions qu’avoir trop de réponses.


    Mi-février 2018.

    J’ai de plus en plus de mal à cacher mon mal être à Anthony. Pour l’instant, il se contente de me demander si je vais bien. Et moi, je me contente de lui répondre que oui, je vais bien, que je suis juste un peu fatigué. Je redoute le moment où il me posera des questions plus précises.
    Pendant ce temps, le jeune dessinateur s’installe à New York. Il a posé ses valises dans la famille de son frère, il adore son travail qui est aussi sa passion, et il est en train de se faire de nouveaux potes. Malgré nos échanges quotidiens, malgré ses « tu me manques », « je t’aime, Nico », je le sens de plus en plus inquiet.
    Je m’en veux de le faire s’inquiéter à 6000 bornes de distance. Je m’en veux de lui faire de la peine.
    Par moments j’ai l’impression qu’il s’éloigne de moi. Je me fais des idées, assurément. Je ne suis pas bien, et tout me paraît noir.
    Je ne veux pas perdre Anthony. L’idée de le retrouver me fait du bien. Je me dis que ma mélancolie se calmera quand je serai dans l’avion pour New-York.


    Un peu plus tard en février 2018.

    Les jours passent, et ça ne va pas mieux. Désormais, mon mal-être je le porte sur moi. Je me regarde dans le miroir, et je vois un zombie. Mes parents l’ont relevé, mes collègues aussi. Et Anthony ne tarde pas à le relever à son tour. Lors d’un appel en visio, il finit par me lancer :
    —    Dis-moi ce qui ne va pas, Nico.
    Et avant que j’aie pu commencer à dégainer des excuses vaseuses, il enfonce le clou :
    —    Et ne me dis pas encore que c’est la fatigue, parce que c’est pas ça. Je vois bien que quelque chose te tracasse. C’est depuis le réveillon que tu as changé. Si tu es allé voir ailleurs, tu peux me le dire.
    —    Non, c’est pas ça.
    —    Et c’est quoi, alors ?
    Au bord des larmes, je décide d’être franc avec lui.


    Dimanche 11 mars 2018, 14h34.

    Avec une petite demi-heure de retard, mon avion va enfin décoller de l’aéroport de Hong Kong. C’est la dernière ligne droite vers Melbourne. Neuf heures de vol sans escale.
    Jérém n’est pas au courant de ma venue. Il aurait à coup sûr tenté de m’en dissuader, et il aurait été capable d’y parvenir. Je ne sais pas comment vont se passer ces retrouvailles. En attendant, je traverse la planète tout entière sans savoir ce que je vais trouver au bout de mon périple. Si ça se trouve, il n’y aura qu’un immense précipice. S’il le faut, je ne vais même pas pouvoir l’approcher. S’il le faut, la présence d’Ewan sera un obstacle insurmontable. S’il le faut, Jérém m’en voudra de cette « intrusion » dans sa nouvelle vie.
    J’ai passé deux heures à regarder des gens défiler dans le hall de l’aéroport en me demandant quelles étaient leurs attentes vis-à-vis de leurs destinations. En réalité, je ne sais même pas exactement quelles sont les miennes.
    Je crois que j’ai besoin de revoir Jérém une dernière fois.
    J’ai besoin de lui parler, d’avoir des réponses à des questions qui me hantent toujours. J’ai besoin d’entendre ses mots.
    J’ai besoin de dissiper les malentendus, de lui dire que jamais il n’aurait dû craindre et que jamais il n’aura à craindre mon regard.
    J’ai besoin de savoir ce que nous serons dorénavant. Je ne veux surtout pas que nous ne soyons « rien ». Notre histoire ne peut pas se terminer ainsi, dans un silence infini et assourdissant.

    Le personnel de bord nous fait la démonstration usuelle des gestes d’urgence, tandis que l’avion se positionne pour le décollage.
    Une minute plus tard, les moteurs s’emballent, l’accélération me colle à mon dossier. Le moment où l’avion lève le nez et quitte le sol est toujours une expérience un tantinet bouleversante.
    Ça y est, c’est parti. Dans 9 heures, je serai plus proche de Jérém que je ne l’ai été depuis onze ans. Dans moins de 24 heures, je pourrai le voir de mes propres yeux, entendre sa voix, croiser son regard, après onze ans de « black out ».
    Comment va-t-il réagir en me voyant débarquer ?
    Maintenant, ce n’est plus qu’une question d’heures pour en avoir le cœur net.
    L’avion se stabilise en altitude. Mon esprit, mon cœur, mes tripes entrent en résonance. Je ne sais pas si je suis en train de faire la bonne chose.
    Je m’en veux d’imposer ça à Anthony.
    Je repense à notre dernière conversation avant mon départ.

    —    Visiblement, il y a des choses non réglées entre ton ex et toi. Je pense qu’il faut que tu les règles.
    —    Je ne veux pas te perdre.
    —    Fais ce que tu as à faire, Nico. Je suis bien placé pour savoir que tant qu’on n’a pas fait la paix avec son passé, il revient toujours nous hanter.
    Quelle sagesse, quelle grandeur d’esprit dans ce jeune, adorable garçon.
    —    Je t’aime, Nico.
    —    Moi aussi je t’aime, Anthony.
    —    Je t’attendrai, Nico.
    Malgré ses mots, il y avait dans son regard triste une immense inquiétude. Son regard triste, mon déchirement intérieur je les porte avec moi, dans mon cœur, à 10000 bornes de chez moi, à 10000 mètres d’altitude.


    Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 1h45.

    Il fait nuit lorsque je pose le pied en terre australienne. Ces deux jours de voyage et toutes ces heures de décalage horaire m’ont mis KO. A bout de forces, je prends un taxi pour rejoindre l’hôtel que j’ai réservé. Je ne mange même pas. Je tombe sur le lit et je m’endors instantanément.


    Melbourne, le lundi 12 mars 2018, 13h22.

    Je n’émerge qu’en début d’après-midi, après quelque douze heures de sommeil. Après avoir pris un repas copieux, je ne sais pas quoi faire. En fait, je me sens un peu perdu. Même complètement perdu. J’avais prévu de louer une voiture pour aller à Bells Beach au plus vite. Mais là, j’hésite. Ma détermination flanche. Ces retrouvailles que j’ai appelées de toutes mes forces, cette motivation, cette évidence, cette urgence, cette nécessité qui m’ont poussé à traverser la planère tout entière pour aller à la rencontre de Jérém semblent complètement éclipsées par l’inquiétude vis-à-vis de sa réaction lorsqu’il me verra débarquer à l’improviste.
    J’envisage d’attendre le lendemain pour pouvoir m’y préparer davantage. Mais au fond de moi, je sais que je ne serai jamais prêt pour ces retrouvailles. Et que je n’ai pas de temps à perdre.
    Alors, malgré la fatigue persistante liée au décalage horaire, je décide de foncer.

    Il me faut un certain temps pour me familiariser avec la conduite à gauche, ainsi qu’à son corollaire – les ronds-points à l’envers, les priorités à l’envers – tout comme avec la boîte automatique de ma voiture de location.
    Mon trajet vers Bells Beach m’amène à parcourir une centaine de bornes en marge de l’immense Baie de Port Philip. Les paysages, la végétation, l’architecture du bâti, la configuration et la signalétique des routes, les toponymes, les couleurs, la lumière : ce sont autant de signes caractéristiques d’un lieu, autant d’éléments contribuant à cette sensation de « bout du monde » qui nous saisit lorsque nous découvrons un pays lointain.
    Et dans cette terre immense à l’autre bout de la planète, au fil de ces grands espaces agricoles inhabités que je rencontre sur mon parcours, tout m’apparaît si différent, si nouveau, si fascinant. Un émerveillement qui arrive pendant un temps à détourner ma conscience de ses inquiétudes vis-à-vis des retrouvailles qui m’attendent au bout de ce trajet.
    Je me demande comment il a changé en onze ans. J’imagine qu’il doit porter sa maturité de la même façon qu’il portait sa première jeunesse, avec un naturel désarmant et une aisance fabuleuse. Je l’imagine toujours aussi beau, toujours aussi sexy. Et peut-être même plus.
    Quant à moi, je sais que j’ai changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Est-ce qu’il va seulement me « reconnaître » ? Ce que je veux dire, la question qui me taraude, est : est-ce que l’écart entre le Nico qu’il a quitté il y a onze ans et l’actuel ne va pas être trop important à ses yeux ? Au fond de moi, j’aimerais encore me sentir désirable dans son regard. Mais j’ai peur que ce ne soit plus le cas.  Je sais qu’il a un copain, Ewan, qui non seulement est beaucoup plus jeune, mais qui a été capable de l’apprivoiser et de le sauver de lui-même. J’ai peur que son regard sur moi ne soit plus du tout le même qu’il y a onze ans.


    Bells Beach, le lundi 12 mars 2018, 17h44.

    La simple vue du panneau « BELLS BEACH » me donne d’immenses frissons, comme un vertige. Mon cœur s’emballe, devient lourd comme du plomb, écrase mes entrailles. J’ai froid, j’ai chaud, je tremble, je transpire, ma vue se brouille, la lumière m’aveugle, j’hyperventile, j’étouffe.
    Je ressens les mêmes sensations, la même ivresse que j’avais ressenties en découvrant le panneau « CAMPAN », en son temps, lors des retrouvailles après notre premier clash.
    En réalité, le vertige d’aujourd’hui est encore plus déstabilisant. Parce que la distance temporelle qui nous a séparés est infiniment plus grande qu’à l’époque. Et parce qu’aujourd’hui je ne suis ni invité, ni attendu. Je viens par surprise, et la surprise va être totale. Je prends un gros risque. Car il existe une possibilité, qui dans mon esprit se transforme en une probabilité de plus en plus importante au fur et à mesure que je m’approche de ma destination, que cette surprise ne soit pas bien accueillie.
    S’il le faut, je vais me faire jeter. S’il le faut, j’ai mis en danger mon histoire avec Anthony pour rien.
    Anthony, qui a été vraiment adorable. Anthony qui a compris que je ne serais pas bien tant que je n’aurais pas revu Jérém une dernière fois. Peu de garçons auraient cette empathie, cette compréhension.
    Au détour d’un virage, l’océan apparaît au loin. Je sillonne désormais une route en bord de falaise surplombant les plages, les vagues, les surfeurs. Je roule jusqu’à rencontrer un panneau qui finit de transformer mon vertige en début de malaise.

    « WELCOME TO BELLS BEACH ».



    J’y suis. La quitte la route, je rentre sur le parking. Je suis en apnée, en surchauffe mentale, j’ai l’impression que je vais disjoncter. Avec une voiture qui n’a pas le volant du bon côté, l’esprit secoué par une tempête de mille sentiments contradictoires, le cœur qui cogne tellement fort dans ma poitrine que tout mon corps en tremble, j’ai un mal de chien à me garer.
    Et une fois garé, j’ai tout autant de mal à m’extirper de la voiture. Je suis arrivé jusqu’ici, après un voyage de plus de deux jours. Je suis au plus près de Jérém, quelques pas seulement me séparent de lui. Et pourtant j’ai l’impression que je ne vais pas y arriver, que je ne vais jamais pouvoir traverser le parking, que mes jambes ne vont pas me porter.
    L’idée de retrouver Jérém après onze ans, à l’autre bout de la planète, me paraît tellement irréelle ! J’ai l’impression que lorsque je vais le revoir, je ne vais pas tenir le choc. Le choc de le revoir. Le choc de croiser son regard. Quel sera-t-il donc, ce regard ?
    Est-ce qu’il va seulement être là ? Il est bien possible que je tombe sur Ewan. Je doute de plus en plus de la pertinence de mon voyage.
    Je tremble. Mes jambes refusent de se mettre en branle. J’étouffe. J’ouvre la fenêtre de la voiture dans l’espoir de retrouver mon souffle, et un peu de mon calme. Je regarde la plage en contrebas, l’océan et ses vagues impressionnantes chevauchées par un certain nombre de surfeurs.
    Je reste là, immobile, assis devant mon volant, le regard perdu dans l’horizon, pendant peut-être une demi-heure. Tout en considérant de plus en plus sérieusement l’idée de faire demi-tour pour revenir demain, ou un autre jour, ou quand je serai mieux préparé, ou peut-être même jamais.
    Je ferme les yeux. Je me concentre sur le bruit des vagues, sur l’odeur d’eau salée qui remonte de l’océan, sur la caresse insistante du vent sur ma peau. J’essaie de me calmer. J’essaie de reprendre le contrôle sur mon corps et de mon esprit.
    Je prends une profonde inspiration, puis une autre, et une autre encore. L’excès soudain d’oxygène qui monte à mon cerveau m’apporte un regain d’énergie, accompagné d’une sorte de petite euphorie. Je sais que cet état ne va durer que quelques secondes. Alors, j’en profite. Je rouvre les yeux, j’ouvre la porte de la voiture, je bondis dehors.
    Je trace comme un fou, avant que mon carburant mental ne me lâche. J’ai l’impression de voler, le léviter, comme si mon corps était devenu léger tout d’un coup, presque inconsistant. J’ai l’impression d’être une voile, poussée par le vent qui remonte de la plage. Ce soir, le vent de Bells Beach semble me pousser vers le pavillon du club de surf, tout comme le vent d’Autan semblait me pousser vers la rue de la Colombette, le jour de ma première révision avec Jérém avant le bac, en cet après-midi du mois de mai d’il y a 17 ans.
    Mais une fois devant l’entrée du pavillon où Maxime m’a indiqué que je pourrai retrouver son grand frère, je stoppe net, comme épuisé par un marathon complet.
    Avant de partir, j’ai regardé sur internet. J’ai vu la photo de la façade du club de surf. Et de son entrée. Et le fait de la retrouver en vrai, après ce long voyage, de la voir se matérialiser devant mes yeux, devenir enfin réelle, me dire qu’il ne me reste qu’une porte à passer pour retrouver Jérém, ça me fait un choc.
    Dans cet instant d’hésitation, je perds tout le bénéfice de mon élan. Mon cœur s’emballe un peu plus encore, j’ai à nouveau l’impression d’être plombé sur place.
    Une nouvelle fois, je ferme les yeux et je fais le plein d’oxygène. Et dès que mes neurones se mettent à crépiter, je passe la porte du pavillon comme une furie.
    En passant ce seuil, j’ai l’impression de basculer d’un niveau de « Tetris » au suivant. Le décor change, l’ambiance avec. Mais au lieu de voir tout s’accélérer, j’ai l’impression que tout se passe désormais au ralenti autour de moi.
    J’ai l’impression que chaque mouvement, y compris ceux de mes yeux, me coûte un effort de plus en plus immense. Et qu’il me faut un temps infini pour balayer le grand espace du regard. Comme un scanner avec le réglage de la définition paramétré trop haut.
    Je LE cherche. Dans les moindres recoins de cet espace désert, je guette les signes de sa présence. Mais ma recherche n’aboutit pas. A la fois épuisé et déçu par cet « échec », je me laisse happer par la grande baie vitrée qui surplombe la plage et les vagues de l’océan. Pas dégueu comme décor de travail.
    Dans un reflet pâle de la baie vitrée, j’aperçois une plastique solide, un short rouge, un t-shirt blanc. Mais le visage reste flou.

    —    ‘Evening ! Needing some help ?

    Des frissons, des frissons, des frissons. Si forts que j’ai l’impression que je vais faire un malaise. Car, cette voix, c’est SA voix. Je ne l’ai pas encore vu, je n’ai entendu que sa voix. Une poignée de mots, dans une langue qui n’est même pas celle dans laquelle nous avions coutume de communiquer. Et tout remonte en moi. En dépit des années écoulées, des pages noircies pour raconter notre histoire et pour trouver un sens à sa fin, en dépit de ce que je me suis astreint à croire, non, le deuil n’est pas fait.
    Mais est-ce qu’on peut vraiment faire le deuil d’un amour dont on a été privé si brutalement ?

    Cet instant, c’est l’instant d’AVANT.
    AVANT qu’il ne capte qui je suis.
    AVANT que sa présence traverse ma rétine après onze ans d’absence.
    AVANT ces retrouvailles que j’ai appelées de mes vœux les plus chers, et qui en même temps me donnent AVANT que je croise son regard.
    L’instant AVANT d’être fixé sur sa réaction en me voyant débarquer à l’improviste dans sa nouvelle vie.

    —    Hey, man, may I help you ? il revient à la charge.

    Les secondes passent et je n’arrive pas à me retourner. J’ai peur de me montrer à lui, j’ai peur des émotions qui vont me submerger, et qui me submergent déjà. Alors, je me cache derrière mon anonymat éphémère.
    Les émotions qui m’envahissent sont trop puissantes, j’ai l’impression que je ne vais pas tenir, que je vais faire un malaise. J’ai envie de rebrousser chemin, de partir très loin d’ici.
    Mais non, non, non ! Je suis là pour lui, je suis là pour le revoir, pour lui apporter mon soutien. Il faut y aller, Nico ! Vas-y, putain, tourne-toi !

    —    Enjoy the view ! je l’entends me lancer, sur un ton un brin agacé.
    Une seconde plus tard, le bruit de ses pas qui s’éloignent agit comme un déclencheur.
    —    Jérém ! je m’entends finalement l’appeler, au prix d’un effort surhumain.
    Plus de dix ans que je n’ai pas prononcé ce beau prénom en m’adressant directement à son propriétaire. Ça fait tellement bizarre. Et c’est tellement bon de recommencer !
    Les pas s’arrêtent d’un coup. Je me retourne enfin, et sa présence embrase ma rétine, transperce mon cœur, achevant le travail commencé par sa voix.
    Jérém est de dos, à l’autre bout de la grande pièce, et il a l’air comme foudroyé sur place. A l’évidence, il a reconnu ma voix. Il reste ainsi pendant une poignée de secondes, d’interminables secondes. Je commence vraiment à redouter sa réaction, à me dire que je n’aurais jamais dû venir ici.
    Mais lorsque Jérém se retourne enfin, il l’air à la fois surpris, touché, ému. Je cours vers lui, je le serre très fort dans mes bras. Jérém me serre à son tour dans les siens, il s’accroche à moi comme s’il m’avait attendu depuis longtemps.
    Je m’étais attendu qu’il me demande « qu’est-ce que tu fiches ici ? » qu’il soit contrarié, et même agressif. Je m’étais complètement trompé. Ses larmes et son accolade me donnent la mesure d’à quel point ça lui fait plaisir de me revoir.
    Je caresse son cou, sa nuque, ses épaules, son dos, ses cheveux. Je retrouve sa signature olfactive, ce mélange si familier d’odeur de cigarette froide et d’intense parfum de mec. Je retrouve, je redécouvre sa présence. Comment elle m’a manqué, sa présence !

    Quelques instants plus tard, nous descendons l’un des grands escaliers en bois qui mènent à la plage.
    Nous marchons pendant plusieurs minutes, en silence, l’espace sonore saturé par le sifflement du vent et par le rugissement des vagues. Nous marchons jusqu’à ce que Jérém se pose enfin sur le sable. Et je m’installe aussitôt à côté de lui.
    —    Salut, toi, il finit par me lancer.
    —    Salut, Jérém.
    Nous avons tellement de temps à rattraper, j’ai tellement de choses à lui dire, à lui demander, que je ne sais même pas par où commencer. Et j’ai l’impression que c’est la même chose de son côté. Mais les mots ne viennent pas, ni de lui, ni de moi.
    Car, avant les mots, ce sont les informations visuelles que nous devons appréhender. Pendant ces premiers instants de retrouvailles, nous essayons de nous remettre de notre surprise, de notre incrédulité, de nos émotions. Nous comparons le passé et le présent.
    Je retrouve sa belle petite gueule, ces traits de mecs que le temps a un peu marqués. Des cernes se sont dessinées sous ses yeux, son sommeil ne semble pas être au beau fixe. Je retrouve son arête nasale un peu cassée, ce « stigmate » au beau milieu de son visage qui rappelle notre agression parisienne, l'instant où il a failli se faire tuer pour me sauver la vie. L’instant où notre bonheur a pris fin.
    Je retrouve sa crinière brune, qui n’est d’ailleurs plus tout à fait aussi brune qu’auparavant. Quelques cheveux blancs se sont glissés ci et là, et notamment au niveau des tempes. Le brushing est moins soigné qu’avant, il est plutôt laissé en bataille. Et dans sa barbe, un peu négligée, des poils blancs ont là aussi fait leur apparition. Quant à sa plastique, elle s’est un brin épaissie.
    Il est cependant des choses qui n’ont absolument pas changé. Jérém porte toujours aussi fabuleusement bien son t-shirt blanc, le coton fin mettant toujours aussi bien en valeur ses pecs, ses épaules, ses biceps, son cou, son torse, ses tatouages, sa peau mate et délicieusement bronzée au soleil d’Australie.
    Posée sur le coton immaculé, je reconnais la chaînette que je lui avais offerte pour ses vingt ans. Il ne l’a jamais quittée. Tout comme moi je n’ai jamais quitté la chaînette qu’il m’a offerte lorsque nous quittions Campan au moment où la vie nous séparait géographiquement, lui s’installant à Paris pour débuter sa carrière dans le rugby professionnel, moi à Bordeaux pour mes études.

    —    Toi, ici ? il finit par me lancer, comme s’il venait enfin de retrouver ses esprits après le choc de ces retrouvailles.
    —    Je passais par là et je me suis dit que je pouvais passer te faire un petit coucou, je tente de plaisanter.
    —    Comment tu m’as retrouvé ?
    —    Un petit oiseau… ton frère !

    Jérém se laisse basculer contre moi, la tête appuyée contre mon épaule. Un geste plus explicite que mille mots. A mon tour, je cherche le contact. Je passe un bras autour de son cou et de son épaule. A cet instant précis, je suis ému comme je l’ai rarement été dans ma vie.
    Onze ans que j’attends cet instant. Et qu’est-ce que c’est bon de le retrouver !
    Au-dessus de nous, le ciel est bleu et immense, le soleil couchant est aveuglant. Le vent souffle avec insistance, crée des vagues puissantes et sonores, nous amène des embruns parfumés. Il fait onduler les cheveux de Jérém, fait s’agiter son t-shirt sur ses pecs.
    De longues minutes de silence s’écoulent ainsi. Nous restons là, immobiles et silencieux devant la puissance des éléments. Jérém se repose littéralement contre mon épaule.
    Et moi, je fonds. Et je me liquéfie littéralement lorsque je sens son bras passer dans mon dos. La chaleur de son corps contre le mien fait remonter une foule de souvenirs, de sensations, d’émotions. Et de sentiments.

    Pour cette nuit, j’avais prévu de prendre une chambre dans un hôtel. Mais Jérém me propose de dîner et même de dormir chez lui à Bellbrae, un village à quelques bornes de Bells Beach.
    —    Mais tu es sûr que ça ne dérange pas Ewan ?
    —    Certain !
    —    Tu lui as dit quoi de moi ?
    —    Pour l’instant, juste que tu es un très bon pote de lycée qui est venu visiter l’Australie et qui en a profité pour venir me retrouver après tout ce temps. Je lui dirai le « reste » plus tard.
    —    Et il est ok pour que je reste dormir chez vous ?
    —    Il n’y a pas de problème. Enfin… je ne veux pas te forcer. Si tu penses te sentir plus à l’aise à l’hôtel, je peux te déposer.
    Je suis touché par son élan de m’accueillir chez lui alors que je viens de débarquer dans sa vie avec la soudaineté d’un voyageur dans le temps. Et j’apprécie son attention de me laisser le choix de ne pas l’accepter, au cas où sa nouvelle vie et son nouveau bonheur pourraient m’affecter. Jérém ne sait pas encore quelles sont les raisons qui m’ont amené à traverser la moitié de la planète pour venir le retrouver. Il ne sait pas quels sont mes sentiments actuels à son égard. Alors, il essaie de me protéger. Je trouve ça adorable.
    En vrai, j’hésite un peu. Je repense à cette soirée à Paris où j’ai dormi chez Rodney et Jérém, je repense à comment ça m’a fait mal d’assister à leur complicité, à leur amour. Je me demande si je suis prêt à dormir cher Jérém et Ewan, à assister à leur complicité, à leur amour.
    Onze ans ont passé depuis la fin de notre histoire. Il serait temps que je sois prêt.
    Et puis, si je n’accepte pas l’invitation à dormir proposée par Jérém et approuvée par Ewan, cela pourrait d’une certaine façon paraitre suspect.

    A l’approche de Bellbrae, je ressens un stress immense s’emparer de moi. J’appréhende l’instant où je croiserai le regard d’Ewan. J’ai peur qu’il détecte la multiplicité de mes sentiments vis-à-vis de Jérém. J’ai peur d’y voir de l’hostilité.
    La petite maison en bois est située en marge du petit centre, installée sur un terrain très plat, entourée de quelques arbres solitaires et d’un sol mis à nu par la sécheresse. Une nouvelle fois, cette impression de « bout du monde » me saisit. Une sensation à la fois de déracinement, de solitude, de lâcher prise, de nouveau départ et de confiance en l’avenir. La sensation qu’ici, maintenant, tout serait possible.
    Lorsque Jérém franchit la porte de la maison, j’ai l’impression que mon cœur tourne à mille battements par minute. En dépit de mes craintes, je suis accueilli plutôt chaleureusement.
    Ewan est un sublime petit mâle à poil blond et aux yeux clairs. Ses cheveux, coupés presque à blanc autour de la nuque, sont plus denses au-dessus de la tête, ondulés, ils ont l’air très doux. En bon surfeur, c’est un garçon solide, musclé. Il a une belle petite gueule d’ange entourée par une petite barbe bien taillée. Ce qui, avec ce chapelet de petits grains de beauté dans son cou, le rend carrément craquant. En dépit de sa jeunesse, ce garçon semble solide et rassurant. Je comprends parfaitement comment Jérém ait pu tomber sous son charme.
    Jérém s’approche de lui et l’embrasse. Puis, il fait les présentations.
    —    Ewan, here is Nico, the high school friend I told you about. Nico, this is Ewan…
    Ewan est un garçon plutôt sympathique, son sourire est magnifique. Et son rire, cristallin, sonore, spontané, possède quelque chose d’enfantin qui le rend craquant.
    Ce soir, j’assiste à leur complicité, à leur tendresse. Une main qui se pose sur l’épaule, des taquineries, des regards, des sourires d’amoureux. Ils ont l’air heureux. Une partie de moi ressent une profonde tristesse. Une partie de moi ne peut pas s’empêcher de se dire que c’est moi qui devrais être à la place d’Ewan aux côtés de Jérém.
    Sur une étagère de la pièce de vie trônent de nombreux trophées, ainsi que des photos d’Ewan. Sur la plupart d’entre elles, il est en tenue de surfeur, planche sur l’eau ou tenue à la main. Le petit mec a l’air d’être un crack de cette discipline.
    Ewan est vraiment un très beau garçon. Il a une tête d’ange posée sur un corps de statue grecque. Et ses cheveux blonds, mon dieu comment ils sont beaux et fournis, et comment ils ont l’air doux ! Et sa jeunesse, elle est si aveuglante !
    Sa passion, ainsi que son club, me donnent quelques bons sujets de conversation pour la soirée, ce qui m’aide à dissiper le malaise de m’être d’une certaine façon incrusté dans l’intimité de ce foyer.
    Mais lors de retrouvailles après tant d’année, le passé finit toujours par s’inviter dans la conversation et par l’accaparer entièrement.
    Ewan tente d’abord de prendre part aux échanges entre Jérém et moi, en posant des questions. Mais le fait est que ni moi ni Jérém ne possédons une assez bonne maitrise de l’anglais pour tenir une longue conversation, sans compter l’effort qu’il faut produire pour s’astreindre à parler avec un compatriote une langue autre que notre langue natale.
    Ainsi, peu à peu, nous glissons vers le français, excluant ainsi Ewan de notre conversation. J’ai de la peine pour lui, et j’essaie parfois, tout comme Jérém, de traduire, de l’impliquer. Mais c’est trop dur. Jérém s’excuse auprès d’Ewan, et ce dernier lui dit que ça ne fait rien, qu’il comprend.
    Nous passons un certain temps à évoquer l’insouciance des années de lycée, à nous souvenir des camarades, des profs, des bêtises faites entre et pendant les cours. Son regard empli de nostalgie et de tristesse me touche profondément.
    Assez vite, je suis saisi par l’impression que le jeune surfeur passe de l’écoute poli à l’ennui, puis carrément à l’agacement. En clair, j’ai l’impression que non seulement il se fait de plus en plus chier en écoutant deux anciens camarades de lycée évoquer leurs jeunes années, dans une langue qu’il ne comprend pas en plus, mais qu’il est de plus en plus crispé par notre complicité.
    Aussi, certains de ses regards, lancés à Jérém, d’autres que je capte sur moi, me font me poser des questions. Est-ce qu’il ne s’en pose pas, lui, Ewan, des questions au sujet de ce pote qui débarque à l’improviste venant de l’autre bout de la planète, ainsi que sur cette complicité si évidente avec son mec ?
    Ewan finit par prendre congé, nous souhaitant une bonne soirée. Jérém me lance « Je reviens », il disparait un moment, probablement pour aller s’excuser encore auprès d’Ewan pour l’avoir exclu de la conversation, pour le rassurer, pour lui faire un bisou, pour le serrer dans ses bras.

    Lorsqu’il revient, il semble plus à l’aise. Et je suis interloqué dès les premiers échanges.
    —    Tu travailles toujours à Toulouse, dans le truc de l’eau ?
    —    Et tu habites toujours Martres ?
    —    Et comment va ton labrador… Galaak, c’est ça ?
    Je suis surpris par la quantité d’informations qu’il connait à mon sujet, signe qu’il n’a jamais cessé de s’intéresser à moi, même à l’autre bout de la planète, même après toutes ces années.
    —    Mais qui t’a raconté tout ça ? j’ai envie de savoir.
    —    Mon frère ! Ça ne va pas que dans un sens, tu sais !
    —    Ah, sacré Maxime !
    —    Et tes parents, comment ils vont ?
    —    Pas mal, ils t’envoient le bonjour.

    Ce soir, je suis ivre, presque assommé, plongé comme dans un état second par le vertige d’avoir retrouvé Jérém à l’autre bout du monde, et après tout ce temps. Je n’arrive toujours pas à croire que je peux le regarder, là, devant moi, derrière une bière. Et que je pourrais le toucher, le serrer fort contre moi, si je le voulais.
    Ce qui me bouleverse le plus, c’est de mesurer le temps que nous avons passé loin l’un de l’autre, les choses que nous n’avons pas vécues ensemble pendant toutes ces années. Et de me dire qu’au fond, ça aurait été facile de faire en sorte que notre séparation ne soit pas aussi longue. Que ça aurait été facile de prendre un billet d’avion plus tôt, il y a des années déjà, qu’il aurait suffi que je vienne plus tôt pour le retrouver plus tôt. Je me dis que j’aurais dû venir dès que j’ai su qu’il était revenu en Australie, après le coming out de Rodney. Rodney ou pas Rodney, j’aurais dû venir le voir. Rodney ou pas Rodney, peut-être nous aurions pu nous retrouver.
    Ou alors, j’aurais dû venir il y a cinq ans, quand j’ai appris qu’il n’était plus avec Rodney, quand j’ai appris qu’il était venu en France sans passer me voir. J’aurais dû venir pour lui demander pourquoi il n’était pas venu me voir. Il n’avait pas osé, j’aurais dû oser. Mais je n’ai pas osé non plus. Et je ne saurais jamais si on aurait pu se retrouver à ce moment-là.
    C’est toujours tellement facile de faire le bon choix « a posteriori », quand on sait ce qui s’est passé, une fois délivrés de l’inconnu et des peurs de l’instant où nous avons eu à faire ce choix.
    Au fond de moi je me dis que si c’était à refaire, je n’oserai toujours pas. J’ai passé toutes ces années à me dire que Jérém voulait garder ses distances avec moi. Et puis, il y avait ma souffrance, la souffrance jamais éteinte de la séparation. L’idée de le retrouver amoureux d’un autre m’était insupportable.
    En fait, l’idée la plus insupportable de toutes était celle de le retrouver et de constater qu’il n’était plus amoureux de moi, de nous retrouver en tant qu’« ex ». Cette idée est toujours difficile à accepter, même aujourd’hui, même à cet instant. Mais le temps a apaisé ma souffrance.
    Tout au long de cette nuit, je retrouve d’autres détails de sa personne, de sa présence. Ce petit grain de beauté au creux de son cou qui m’a toujours rendu dingue, le teint mâte de sa peau, quelques poils du torse qui dépassent du col de son t-shirt. Je retrouve le son de sa voix, ses intonations, désormais teintées d’un léger accent anglo-saxon. Mais aussi les expressions de son visage, sa façon de bouger, de manger. Et chacun de ces détails retrouvés appelle à des sensations jamais oubliées, à des souvenirs vivants, et provoque des déflagrations émotionnelles à répétition.
    Peu à peu, je prends pleinement conscience d’une impression qui m’avait déjà saisi tout à l’heure, lorsque nous étions sur la plage. Le fait que le changement de Jérém est moins dans son allure que dans son attitude. Plus je l’observe, plus je l’écoute parler, plus je me rends compte que son insolence, son impulsivité, son impatience, tous ces traits marquants de son caractère d’antan, semblent avoir disparu.
    Le Jérém d’aujourd’hui, à quelques mois de son 37ème anniversaire, semble avoir été adouci par les années. Dans son regard, dans son attitude, une certaine fragilité semble s’être installée. Une fragilité qui a toujours été en lui, mais qu’il cachait auparavant derrière une assurance de façade. Une fragilité que les coups de la vie ont mis à nu. Une fragilité qu’il semble désormais assumer.
    Je repense au sublime petit con du premier jour du lycée, au jeune loup sexy et insolent que j’ai désiré pendant les trois ans du lycée, au serial baiseur que j’ai connu pendant nos révisions avant le bac, au Jérém amoureux pendant les dernières années de notre histoire. Toutes ces images, tous ces Jérémies se superposent dans mon souvenir.
    Et lorsque je réalise qu’entre mon premier souvenir de Jérém et le Jérém que je retrouve aujourd’hui en Australie se sont écoulés près de vingt ans, mon esprit est saisi par un immense vertige.

    Notre conversation est plus fluide en l’absence d’Ewan. Nous passons une bonne partie de la nuit à parler de ces dix dernières années que nous n’avons pas partagées, de ce que nous avons fait chacun de notre côté. Tout en évitant toujours aussi soigneusement d’aborder notre séparation, ainsi que nos histoires sentimentales successives. Cette nuit, nous avons avant tout besoin de nous apprivoiser à nouveau. Avant d’aborder, peut-être plus tard, les sujets qui demeurent toujours sans réponse entre nous.
    Oui, cette nuit nous évitons d’évoquer les souvenirs qui peuvent faire mal, ceux d’après Ourson et P’tit Loup. Cette nuit, je ne lui apprends pas l’existence d’Anthony.
    Mais Anthony « s’invite » à sa façon dans nos retrouvailles. Mon portable se met à sonner. Je coupe au plus vite, je le mets « en vibreur ». Mais quelques minutes plus tard, la vibration vient renouveler mon malaise.
    —    Tu peux répondre… me glisse Jérém, l’air détaché.
    —    C’est juste ma mère, je mens. Je la rappellerai demain, je mens encore. Tout en essayant de cacher mon embarras grandissant.
    Mais j’ai l’impression de ne pas y arriver, j’ai l’impression d’avoir les joues en feu, j’ai l’impression que tout trahit mes mensonges. Je me sens mal vis-à-vis de Jérém, mais aussi d’Anthony.
    En dépit de mon malaise, Jérém fait mine de ne rien remarquer.
    J’ai tellement envie de le serrer dans mes bras et de le couvrir de câlins !
    Et en même temps, je ne peux ignorer le fait que j’ai terriblement envie de lui.

    Il est près de quatre heures du matin lorsque je l’entends me lancer :
    —    Allez, on va dormir…
    Je suis un peu déçu que notre première soirée en soit déjà au coup de sifflet final. Je n’ai pas envie de me séparer de Jérém. Mais je tombe de fatigue et je le suis docilement vers la chambre d’amis.
    Au moment de nous souhaiter bonne nuit, je croise son regard.
    Ah, ce regard ! Il était déjà magnifique il y a vingt ans, lorsqu’il était le reflet de sa petit conitude, de son insolence, de son effronterie. Il est carrément insoutenable désormais, alors que les coups de la vie ont ajouté de la douceur à sa mâlitude, de la tendresse à sa sensualité, de la vulnérabilité à son assurance, de la gravité à son insouciance d’antan.
    Je ne peux renoncer au besoin irrépressible de le prendre une dernière fois dans mes bras, et de le serrer très fort contre moi. Je suis bouleversé par le bonheur de sentir ses bras m’enserrer à leur tour. Le contact avec son torse puissant et chaud, la proximité avec sa mâlitude provoque en moi une émotion insoutenable. Je pleure en silence.
    Quelques instants plus tard, Jérém a disparu dans le couloir, après avoir refermé la porte de la chambre derrière lui. Je reste là, debout, le cœur qui bat la chamade, le ventre balayé par les vents puissants d’envies complètement déraisonnables, à fixer la porte pendant de longues minutes. Jusqu’à ce qu’un silence parfait se fasse dans la maison.


    Mardi 13 mars 2018, 10h49.

    Lorsque j’émerge le lendemain matin, Jérém et Ewan sont déjà partis au taf. Jérém a laissé un mot sur la table de la cuisine.
    « Fait comme chez toi. Vien au club à midi on dejeune ensemble ».
    Son écriture n’a pas changé depuis le lycée. Elle a gardé quelque chose d’enfantin dans le trait, ainsi que ses erreurs d’orthographe. Elle est toujours aussi touchante à mes yeux.
    Le temps de prendre un café et de m’habiller, je vais le rejoindre à Bells Beach.
    Contrairement à la veille, en cette fin de matinée le club est bondé de monde. Jonglant entre les moniteurs, les surfeurs, les employés, et des gars qui ont tout l’air d’être des commerciaux, des publicitaires et/ou des journalistes, Jérém a l’air débordé et tendu. Le téléphone de l’accueil ne cesse de sonner, tout comme son téléphone portable à lui. Dans la pièce, le brouhaha est assourdissant. J’imagine que toute cette agitation est le raz de marée qui précède la fameuse compétition qui doit avoir lieu la semaine prochaine.
    Je cherche Jérém dans ce fourmillement. Aujourd’hui, c’est t-shirt noir. Et le t-shirt noir lui va lui aussi toujours aussi fabuleusement bien.
    Jérém est la cible de mille sollicitations, et il semble très tendu. On dirait un élastique sur le point de casser. Il est tellement absorbé par tout ce bordel qu’il ne m’a même pas vu arriver.
    Ewan, de son côté, a l’air beaucoup plus détendu. C’est lui qui me capte en premier et qui vient me dire bonjour. Ce matin, son sourire est de retour, et son agacement de la veille semble avoir totalement disparu. Je lui explique que je voudrais me rendre utile, filer un coup de main, mais que je ne sais pas par où commencer.
    Ewan appelle Jérém, qui vient nous rejoindre.
    —    Tu ne t’es pas tapé deux jours d’avion pour venir t’empêtrer dans ce bordel ! il me lance
    (Non, je me suis tapé deux jours d’avion pour te retrouver !).
    —    Profite de ton séjour en Australie !
    (Rester à tes côtés, est pour moi la plus belle façon de profiter de mon séjour en Australie).
    —    J’en profiterai plus tard. Dis-moi comment je peux vous aider, j’insiste.
    Finalement, Jérém me demande d’aider Emily, c’est le prénom de l’employée que j’avais aperçu la veille dans le magasin, à trier et ranger du matériel de surf. Emily se révèle être une nana plutôt sympathique, ainsi nous travaillons en bonne entente pendant un bon petit moment.
    A la machine à café, Jérém m’explique la situation.
    —    Une grande compétition de surf va avoir lieu à Bells Beach la semaine prochaine. Les sponsors et les organisateurs de la compétition se tirent la bourre pour se mettre au premier plan. Les journalistes veulent des infos, ils me saoulent. Je n’ai jamais aimé donner des interviews, et j’aime toujours pas, et encore moins en anglais !!! J’en ai marre !!!
    —    Mais c’est une compétition si importante ?
    —    L’une des plus importantes d’Australie, et l’une des plus réputées au niveau mondial. Le gratin des surfeurs de la planète entière va débarquer sur cette plage en fin de semaine. Ça va être un bordel monstre !
    —    Je veux t’aider, Jérém. Dis-moi ce que je peux faire !
    Ewan et Jérém finissent par décréter que deux bras de plus au club ne seront pas de refus, surtout pendant ces quelques jours de préparation de la compétition.

    Ce soir, après qu’Ewan soit parti se coucher, Jérém me parle longuement de l’Australie. Au fil de son récit, je réalise à quel point il a aimé découvrir ces paysages, ces décors, ces grands espaces, prendre un nouveau départ, redevenir anonyme, rencontrer plein de gens différents, apprendre une autre langue, découvrir une autre culture, une autre ouverture d’esprit.
    Sans qu’il prononce la formule « bout du monde », je comprends qu’il a ressenti cette même sensation qui m’a cueilli dès que j’ai posé le pied en terre australienne. Cet état d’esprit si particulier, une sorte de « saudade » des antipodes, entre nostalgie d’un bonheur perdu et envie irrépressible d’un sursaut vital vers l’avenir.
    Je suis fasciné par son récit. Tout comme je le suis de sa façon de fumer, plus sensuelle que jamais. La sensualité est dans la lenteur du mouvement, dans ces inspirations voluptueuses, ces longues pauses, ces lentes expirations. Elle est dans l’attitude, une sorte d’abandon de toute sa personne, le regard dans le vide, et dans le silence absolu par lequel ce moment est enveloppé.
    —    Pourquoi l’Australie ? je m’entends le questionner. Je veux dire… pourquoi tu as choisi l’Australie parmi d’autres destinations ?
    Sa réponse vient après une nouvelle, lente expiration de fumée grise.
    —    Parce qu’un jour j’ai croisé un gars qui venait d’y passer un an. Il avait l’air de dire que ça lui avait fait un grand bien de venir ici. Il regrettait carrément d’être retourné en France. Alors, quand j’ai eu besoin de prendre l’air, je me suis souvenu de ce qu’il m’avait raconté et j’ai voulu venir à mon tour me perdre ici.
    —    Et tu as trouvé ce que tu cherchais ?
    —    J’ai trouvé le calme qu’il me fallait…
    —    Pourquoi tu es revenu en France, alors ?
    —    Tu te souviens de cette soirée à Toulouse après mon retour d’Australie ?
    —    Je m’en souviens comme si c’était hier ! Depuis près de onze ans, il ne s’est pas passé un jour sans que je me demande pourquoi tu m’as dit que tu voulais renoncer au rugby, et rester avec moi, alors que quelques semaines plus tard tu étais à Londres, chez les Wasps, et en couple avec Rodney !
    —    Ce soir-là, j’étais sincère.
    —    Et qu’est-ce qui s’est passé alors, pour que tu changes tes plans du tout au tout ?
    —    Ce soir-là, tu m’as dit que si j’avais renoncé au rugby j’aurais été malheureux.
    —    Je me souviens…
    —    Tu m’as fait regarder la réalité en face. Et la réalité c’était que je n’aurais pas supporté de rester en France et d’être regardé comme « le mec qui avait foiré sa carrière parce qu’il était pédé ». Et je n’aurais pas supporté non plus de regarder mes potes continuer à jouer, alors que j’avais tout perdu.
    Le lendemain de cette soirée, je ne savais vraiment pas quoi faire. Je ne voulais pas te perdre. Mais je ne pouvais pas me résigner à renoncer au rugby. Pas à ce moment-là, pas encore, alors que j’étais au top de ma forme physique ! Pas parce que les autres m’y obligeaient.
    Alors, je suis parti à Londres pour rencontrer le coach des Wasps. J’espérais qu’il m’aide à prendre une décision. Je lui ai dit « qui » j’étais, je lui ai raconté ce qui m’était arrivé à Paris. D’un côté, j’espérais qu’il m’offrirait une deuxième chance. Mais au fond de moi, je m’attendais à ce qu’il tique, de peur que le harcèlement me rattrape même dans son équipe, et que ça m’empêche de faire le job. S’il m’avait dit que j’étais foutu en tant que joueur, ça aurait mis un terme à mes ambitions.
    Mais le coach m’a dit : « Si j’arrive à te faire recruter, tu joues du mieux que tu peux, et tu te fiches du reste. Et si on te fait chier, tu viens me voir, je m’en occupe personnellement ! ».
    L’après-midi, il m’a fait participer aux entraînements de l’équipe. C’est là que j’ai rencontré Rodney. Rodney est un garçon adorable. On a sympathisé tout de suite. Le soir même, il m’a proposé de crécher chez lui en attendant de voir venir.
    Le lendemain, le coach avait convaincu la direction de m’engager à l’essai. En tout juste 24 heures, ma vie avait basculé. J’ai enfin recommencé à croire que j’y arriverais. Et que je pouvais emmerder tous ceux qui m’avaient humilié, que je pouvais faire bien mieux que tous ces cons. Et cette idée me faisait un bien fou.
    La clope de Jérém arrive à sa fin. Il expire un dernier nuage de fumée avant d’écraser son mégot.
    —    Je ne savais pas comment t’annoncer que je ne reviendrais pas en France, et encore moins que j’étais avec un autre gars, alors que quelques jours plus tôt je t’avais promis de ne pas partir, et de rester avec toi. J’ai été lâche. Comme d’hab.
    Mon esprit semble flotter, poussé par les mots de Jérém, porté par le calme et le silence presque irréel de cet endroit. Ici, cette nuit, le temps semble s’écouler au ralenti. Et mes pensées, mes émotions semblent elles aussi peu à peu s’adapter à ce rythme, à cette douceur.
    —    Rodney était l’un des meilleurs joueurs de sa génération, il continue. Il était aussi le capitaine de l’équipe, l’une des plus grandes d’Angleterre. En plus, c’est un garçon très charismatique, droit dans ses bottes, et il a le cœur sur la main.
    A côté de ça, il est gay, et il s’assumait sans faire des vagues. Tout le monde était au courant, mais tout le monde le respectait. Personne n’aurait pensé à l’emmerder.
    Jusque-là, je n’avais entendu que du mépris dans le milieu sportif pour les gars comme nous. Et je m’étais toujours senti en danger. Et là, entre la côte de Rodney et le soutien du coach, je me suis dit que personne n’aurait osé me faire chier. Pour la première fois dans ma vie, je me suis senti en sécurité. Tant que j’étais avec Rodney, j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien m’arriver.
    —    Rodney a réussi là où j’ai échoué, je considère tristement.
    —    Eh, Nico ! Ne dis pas ça ! Tu m’as aidé, tu m’as soutenu, tu m’as fait m’accepter tel que je suis. Tu as toujours été là quand j’avais besoin de toi, alors que je t’en ai fait baver plus que de raison.
    Jérém marque une nouvelle pause, scandée par le rythme à trois temps de la cigarette.
    —    De toute façon, ce n’était qu’une illusion…
    —    Quoi donc ?
    —    Quand ces putains de photos sont apparues, j’ai cru que le ciel me tombait sur la tête. Je me suis senti humilié comme jamais. Je me suis senti à poil devant la terre entière. J’ai compris que je ne serais en sécurité nulle part, que la faute d’être pédé me suivrait où que j’aille, quoi que je fasse. Je savais que je ne me relèverai pas de ça, et que c’était la fin de ma carrière au rugby. J’étais démoli.
    Et Rodney, lui, il vivait ça très bien, il prenait ça avec le sourire. Je ne comprenais pas comment il pouvait rester si cool. Quand il a accepté de faire son coming out devant les caméras, je me suis senti encore plus mal, car je savais que cela attirerait encore l’attention sur moi. Et moi je voulais juste qu’on m’oublie !
    —    Je trouve qu’il a été courageux de faire ce qu’il a fait, je considère. Il a été couillu de se montrer à la télé « la tête haute » et de dire « je suis gay, et alors ? », et d’attirer l’attention sur le fait qu’on peut être gay et être un excellent sportif. C’était un message d’encouragement aux sportifs qui vivent cachés de peur de voir leur carrière brisée à cause de ce qu’ils sont. Je l’ai trouvé juste, ferme, sincère.
    —    Je sais qu’il a fait ce qu’il fallait. Mais sur le coup, je n’avais pas la lucidité de l’admettre.
    —    J’imagine que ça n’a pas été facile de supporter toute cette exposition médiatique, je considère.
    —    C’était affreux ! J’ai cru devenir fou. Alors, j’ai voulu fuir le plus loin possible. J’ai repensé à mon voyage en Australie deux ans plus tôt, j’ai repensé à comment je m’y étais senti bien, loin de tout. Je me suis dit que j’y serais bien à nouveau, et que ce serait plus facile de surmonter ce qui m’arrivait.
    —    Que ce serait plus facile avec Rodney… je m’avance.
    —    J’ai été étonné qu’il vienne me rejoindre.
    —    Il t’aimait…
    —    Je crois, oui, je crois qu’il m’aimait.
    —    Et toi, tu l’as aimé ? je veux savoir.
    —    Rodney a beaucoup compté pour moi. C’est en bonne partie grâce à lui si j’ai pu retrouver mon niveau sportif d’avant l’agression…
    —    Je te demande si tu l’as aimé, j’insiste.
    —    Je crois que j’aimais surtout sa façon de rendre les choses simples, de me redonner espoir, et de me faire me sentir bien. J’aimais sa générosité et j’admirais sa capacité à concilier sa vie privée et sa carrière.
    Je comprends sa souffrance de l’époque, je la touche de près. Et je comprends aussi qu’il ait pu trouver en Rodney un soutien que je n’aurais jamais pu lui apporter.
    —    Tu sais, raccrocher le maillot a été vraiment très dur. J’ai bossé dur, très dur. Je voulais y arriver coûte que coûte. Et j’y suis arrivé. J’ai eu une belle carrière. J'ai porté des maillots prestigieux, j'ai joué dans des stades de dingue. J'ai été champion de France avec des gars en or. Je n’oublierai jamais la sensation quand j’ai soulevé le bouclier de Brennus. J’étais si heureux ! J’ai joué dans le XV de France, j'ai gagné un Tournoi des Six Nations et j'ai même joué en Coupe du monde.
    Le plus dur a été d’accepter l’injustice de me voir privé de ma carrière parce que j’étais pédé. Et accepter que le rugby continue sans moi.
    Je n’allais pas bien, j’ai fait la misère à Rodney. Pourtant, ce mec a tout fait pour me faire me sentir bien. Lui aussi, je l’ai fait souffrir. De toute façon je ne sais que faire du mal aux personnes qui m’aiment. Tu es bien placé pour le savoir.

    La compétition approche, les préparatifs s’intensifient, le stress monte. Le club devient un hall de gare aux va-et-vient incessants. Le téléphone chauffe. De plus en plus de monde envahit cette plage paisible. Les organisateurs installent des chapiteaux, des estrades, des gradins, des aménagements de sponsoring. Des enceintes puissantes émettent de la musique si fort qu’elle couvre même le bruit des vagues.
    Jérém ne quitte pratiquement plus la plage. Grandes lunettes de soleil sur le nez, la plupart du temps en t-shirt blanc, il lui arrive parfois de se laisser surprendre torse nu. Je peux ainsi constater que sa plastique a évolué, que ses muscles ne sont plus aussi saillants que lorsqu’il était rugbyman, mais que son torse demeure très bien dessiné. Et que dans sa toison mâle, tout comme dans sa chevelure et sa barbe, quelques poils blancs ont trouvé le moyen de se faufiler. Ce qui n’empêche pas sa peau bronzée, ses pecs et ses tétons de demeurer furieusement appétissants.
    La maturité lui va si bien. A l’aune de ses 37 ans, Jérém est plus séduisant que jamais.
    Parfois, la nuit, je ressens un pincement au cœur en entendant des petits bruits venant de la chambre de Jérém et d’Ewan, et en m’imaginant qu’ils font l’amour.


    Bells Beach, le vendredi 16 mars 2018.

    L’ambiance à Bells Beach est de plus en plus survoltée. Peu à peu, tout se met en place. Jérém est toujours autant débordé. Mais il a l’air plus serein, plus détendu.
    Au détour d’une conversation, presque de but en blanc, Jérém me glisse une petite phrase qui m’émeut aux larmes.
    —    Je suis content que tu sois là.
    —    Si tu savais comme je suis content d’être là, moi aussi !


    Dimanche 18 mars 2018.

    Bells Beach, le mardi 20 mars 2018 et suivants.

    Jour après jour, la compétition se passe sans accrocs. Pas d’accident grave, pas de débordement. Dans ce cadre naturel magnifique, sur cette plage entre falaise et océan, balayée par la puissance du vent et des vagues, l’ambiance est cosmopolite.
    Jérém et Ewan sont très occupés, beaucoup de monde vient les voir, s’adresse à eux pour la logistique.
    Un jour, je me retrouve seul avec Ewan, Jérém étant parti faire une course. Soudain, je panique à l’idée de rester seul à seul avec lui. Je redoute les questions qu’il pourrait me poser seul à seul.
    Et ça ne rate pas.
    —    Nîcô ! il s’adresse à moi, en faisant bien claquer les voyelles, une poignée de secondes après que Jérém ait passé la porte du club.
    —    Thank you for helping us, il enchaîne.
    —    You’re welcome ! je lance, sur un ton badin, tout en sachant que cela ne va pas éviter « la suite », cette explication que je sens dans l’air depuis quelques jours déjà.
    —    Jérémy told me that you were in love in high school.
    —    Yes, we were, j’admets.
    —    But now, he is really in love with you, je m’empresse d’ajouter. And I’m so happy for you, for both of you.
    —    Thank you, Nico. I’m sure he was really in love with you too.
    —    He did, yes, he did. But this is the past. We are friends now.

    Chaque soir, c’est la fête sur la plage au frais des sponsors qui ne lésinent pas sur les moyens.
    Mais le dernier jour de la compétition est clôturé par une soirée hors-normes. Le stress est retombé pour tout le monde et l’ambiance est vraiment à la fête. Un DJ de marque est derrière les platines, il y a des danseuses, des lumières, et la boisson coule à flots.
    Ce soir Jérém arbore une belle chemise noire manches courtes, le col ouvert sur trois boutons, laissant une belle vue sur la naissance de ses pecs et sur leur délicieuse pilosité, ainsi que sur sa chaînette de mec. Un short blanc et une casquette noire, portée à l’envers, complètent sa tenue de bogoss.
    Le beau brun a changé sur beaucoup de points, mais pas sur sa faculté à se mettre en valeur sans grand effort. C’est l’une des propriétés de la bogossitude.
    Pour lui aussi le stress vient de retomber, après une période particulièrement intense. Lui, qui a été plutôt raisonnable pendant toute la durée de la manifestation, se lâche ce soir. A dix heures, il est déjà bien démarré. A minuit, il est bien éméché.

    C’est vers une heure du matin que je perds sa trace. Je me balade partout dans la fête, je commence à m’inquiéter, je l’appelle sur son portable, il ne répond pas.
    Je finis par le retrouver, seul sur la plage, au bord de l’eau, à l’écart de la fête.
    —    Tu fais quoi, la, tout seul alors que tout le monde fait la fête ?
    —    Je réfléchis.
    —    Tu réfléchis à quoi ?
    —    C’est rien, juste un petit coup de blues. Allez, on y retourne, il me lance, comme pour éviter une discussion qu’il n’a pas envie d’affronter.
    Ce « petit coup de blues » me touche, m’intrigue. Je le sens depuis mon arrivé, il est des mots qui ont besoin de sortir, mais qui sont toujours restés bloqués au fond de sa gorge.
    Dans un peu plus de 24 heures, je serai dans l’avion qui me ramènera en France. Et Jérém restera ici, en Australie. Nous nous reverrons peut-être dans onze ans. Ou peut-être jamais. Alors, j’ai besoin de savoir.
    Mais Jérém est déjà loin, et je n’ai pas le courage de le rattraper.
    Il est déjà quatre heures du matin, et je tombe de fatigue. Je lui envoie un message pour lui dire que je rentre, et je prends la route dans la foulée.


    Bellbrae, le mercredi 29 mars 2018, 11h07.

    Sur la « Great Ocean Road », le soleil est chaud, le ciel d’un bleu intense. Pour mon dernier jour ici, l’Australie m’offre une journée magnifique. Je sais que ce sera un déchirement de partir, de quitter cette terre du bout du monde qui m’a ravi le cœur. Je sais que ce sera un crève-cœur de remettre près de 20.000 bornes entre Jérém et moi.
    J’ai envie de pleurer, mais j’essaie de profiter de ces derniers instants avec lui, de graver son image dans ma mémoire. L’image de Jérém à 37 ans, avec ses lunettes noires et son t-shirt blanc furieusement sexy sur sa peau mate et bronzée, tenant fermement le volant, sur fond d’océan de de vagues et de ciel bleu. Un Jérém cabossé par la vie, mais qui a retrouvé le sourire. Je me risque à prendre une photo, il me sourit.
    Nous roulons pendant des heures le long des falaises abruptes qui surplombent l’océan. Nous faisons une première escale à Apollo Bay, un site spectaculaire composé de deux plages immenses balayées par de belles vagues et animées par la présence de nombreux surfeurs.
    Pour la prochaine étape de notre périple, Jérém m’amène au « London Bridge », un site naturel jadis caractérisé par un pont naturel à double arche jusqu’à l’effondrement de l’une des deux voûtes dans les années ’90.
    C’est vers la fin de l’après midi que nous arrivons à « Twelve Apostles ». Les « apôtres » ne sont pas 12 mais 8 et sont représentés par de grandes aiguilles calcaires balayées par les vagues.
    Nous descendons à la plage. Jérém s’assoit sur le sable, je m’assois à côté de lui. Il s’allume une clope, la fume lentement, le regard perdu vers l’océan.
    —    J’adore cet endroit. Je viens ici quand je ne suis pas bien, il me glisse.
    —    Ça t’arrive souvent ?
    —    De venir ici ?
    —    Euh… oui…
    —    Moins, maintenant…
    Je ferme les yeux et je me concentre sur le bruit du vent et des vagues, la bande son de mon séjour en Australie. Et je suis happé par un constat, par une pensée troublante. Je réalise que ces vagues étaient là bien avant que Jérém et moi ne voyions le jour. Qu’elles l’étaient quand nous avons fait nos premiers pas, quand nous avons prononcé nos premiers mots, quand nous avons ressenti notre première émotion en regardant un garçon, quand nous nous sommes rencontrés et quand nous avons fait l’amour. Elles étaient là au temps d’Ourson et P’tit Loup, elles ont survécu à leur séparation. Et elles seront toujours là bien après que de nous il ne restera plus le moindre souvenir. Un constat qui me donne le vertige, comme une vision de l’Eternité et de la finitude de l’existence.
    Ça va me manquer, tout ça, les couleurs, les sons, les paysages de ce Pays du bout du monde. Et mon Jérém, il va me manquer à en crever.
    —    Je suis désolé… je l’entends se lancer, puis s’arrêter net, comme s’il n’osait pas aller au bout de ses propos.
    Les secondes s’écoulent et plus rien ne vient, à part la voix des éléments. Je ne veux pas le brusquer, ça viendra quand il sera prêt.
    —     Je regrette d’être parti après ce qui nous est arrivé à Paris. J’aurais dû rester avec toi, comme je te l’avais promis…
    —    J’aurais tellement aimé que tu restes. J’avais tellement besoin de toi à ce moment-là !
    —    Et moi, j’avais besoin de toi.
    —    Mais tu avais encore plus besoin de continuer ta carrière au rugby.
    —    Quand on est jeunes on ne mesure pas bien la valeur des choses de la vie.
    —    Qu’est-ce que tu m’as manqué, Jérém !
    —    Toi aussi tu m’as manqué, Nico.
    —    Pendant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à toi, je pleure.
    —    Moi non plus.
    C’est maintenant ou jamais. C’est le moment de poser LA question qui m’a hanté depuis des mois et qui est l’un des moteurs qui m’ont poussé à traverser la planète pour venir à sa rencontre.
    —    Pourquoi tu n’es pas venu me voir quand tu es revenu en France après le départ de Rodney ?
    —    Un jour je me suis rendu dans la rue de tes parents et j’ai surveillé la maison pendant des heures, en espérant te voir. Et je t’ai vu rentrer avec des sacs de courses. Mais je n’ai pas pu sortir de ma voiture.
    —    Je ne t’ai pas vu… je sanglote, assommé par ses mots.
    —    Quand Rodney est parti, j’ai voulu revenir en France. J’ai voulu venir te retrouver. Mais une fois sur place, je me suis dit que je n’avais rien à t’offrir. Je n’avais pas de projet, tout ce que j’avais était ma colère d’avoir été privé du rugby.
    —    Ta présence m’aurait suffi !!!
    —    Je n’avais pas le droit de me pointer comme une fleur après le départ de Rodney, après ce que je t’avais fait vivre.
    —    Si, tu avais le droit !
    —    Et puis, de toute façon, au bout de quelques jours en France, j’ai compris que je n’y serais toujours pas bien.
    —    Tu aurais dû venir me voir quand-même !!! je me désespère.
    —    Et pour te proposer quoi ? De tout quitter pour venir t’installer avec moi, ici ?
    —    Je t’aurais suivi sur la Lune s’il l’avait fallu !
    —    Crois-moi, à cette époque, je n’étais pas un cadeau ! Si j’étais venu te voir à ce moment-là, nous aurions fini par nous fâcher et nous quitter.
    —    Comment tu peux être si sûr de ça ?
    —    Je n’étais pas bien. Et tu sais à quel point je peux être insupportable quand je ne vais pas bien. Tu aurais fini par partir, comme Rodney. On aurait tout gâché, même les souvenirs de notre première histoire.
    Je pleure, j’en tremble. Jérém se glisse derrière moi, et me prend dans ses bras. Le souvenir remonte d’un jour lointain, celui d’une même accolade, devant un autre spectacle naturel majestueux, celui de la grande cascade de Gavarnie.
    —    En vrai, quand j’étais avec toi, j’avais tout ce qu’il me fallait, je l’entends me glisser à l’oreille. Il fallait juste que je cesse d’avoir honte de moi.
    —    Est-ce que tu as cessé d’avoir honte ?
    —    Je crois que j’y suis arrivé, oui. Mais il a fallu que je touche le fond d’abord. Et je ne voulais surtout pas t’entraîner avec moi !
    —    Tu es heureux avec Ewan ?
    —    Je crois, oui, il admet, avant d’ajouter : Et toi, tu es heureux avec le gars qui n’arrête pas de t’appeler ?
    —    Je crois, oui, j’admets à mon tour.
    Lui comme moi, nous avons fini par jouer cartes sur table.
    —    Je suis sûr que c’est un bon gars, il me glisse. Et il a de la chance de t’avoir rencontré.
    —    Ewan aussi a beaucoup de chance…
    —    Je ne sais pas. Je crois que c’est moi le plus chanceux. Il est arrivé pile au bon moment dans ma vie.
    —    On aurait pu être heureux tous les deux, je considère tristement.
    —    On aurait pu, oui. Et nous l’avons été. Mais c’était une autre époque de notre vie.

    Sur cette plage du bout du monde, nous sommes deux hommes à l’aune de leur quarantaine qui contemplent les enfants amoureux qu’ils ont été.
    Je suis content d’être venu, d’avoir traversé la planète pour revoir le premier garçon que j’ai aimé dans ma vie. J’avais besoin de savoir ce qui restait entre Jérém et moi. Je le sais désormais. Nous le savons.
    Nous savons l’un comme l’autre qu’une infinie et inaltérable tendresse nous lie pour toujours.
    Et nous savons également tous les deux que ça, personne ne pourra nous le voler.
    Même pas le Temps.


    Et je me souviendrai



    Je me souviendrai
    De la force que tu m'as donné
    De l'amour que tu m'as donné
    De la façon dont tu m'as changé
    J'ai appris à lâcher prise
    A voyager en silence
    Et je me souviendrai du bonheur
    Je m'en souviendrai
    Maintenant, j'ai enfin une raison pour laquelle
    Me souvenir

    Souviens-toi



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  • Martres Tolosane, le vendredi 22 décembre 2017.

    Deux jours qu’Anthony est parti. Et il me manque à chaque instant de la journée. Sa présence remplissait mes journées de si belles couleurs. C’était délicieux de pouvoir penser à chaque instant au temps, quelques heures au plus, qui me séparaient de nos retrouvailles. Ça me faisait un bien fou. Et maintenant, tout cela n’est plus. Les appels vidéo quotidiens me font du bien, mais ne replacent pas la présence du garçon aimé. Je tente de me réconforter en m’imaginant aller le rejoindre à New York au printemps.


    Toulouse, le dimanche 24 décembre 2017, au soir.

    La nostalgie. Elle s’est présentée à moi, comme le premier éclair d’un orage qui approche, une première fois la veille de Noël.
    Le réveillon se passe en famille. Parmi les invités, mes oncles, les parents de mon cousin Cédric. Et comme à chaque Noël, les grands classiques reviennent. Je ne parle pas de « Maman j’ai raté l’avion », ou du cycle « Sissi », ou des dessins animés d’Astérix. Je parle du « live » de ma tante au sujet de son fils. Les années passent, et elle est toujours aussi intarissable sur le sujet, et elle l’est tout autant des deux mioches que celui-ci leur a pondu coup sur coup il y a quelques années. En faisant défiler une infinie farandole d’images sur son téléphone qu’elle veut à tout prix nous faire partager, elle nous explique avoir saturé la mémoire à force de les prendre en photo, tellement ils sont mignons ! Car ils ont bien pris du côté du père, son fils Cédric, quelle chance !
    Heureusement, Elodie et sa petite famille sont aussi de la partie. Heureusement, sinon je crois que je craquerais. Avec l’aide de Lucie, elle a discrètement attrapé une guirlande lumineuse à piles qui décorait le sapin, et l’a enroulée autour de Galaak, lui aussi de la partie, à l’écart des regards. Avant de lâcher le « tout » dans la salle à manger, provoquant ainsi l’hilarité générale et interrompant enfin le récit hagiographique de ma tante au sujet de son fils.

     

    0410 Dernier chapitre.

     

    Mais rien n’y fait, car elle revient vite à la charge. Malgré les années passées, malgré le fait que les ados que nous avons été sont devenus des hommes chacun avec leur vécu, elle ne renonce pas à la sempiternelle comparaison entre nos vies.
    —    Vous vous entendiez bien quand vous étiez ados ! elle me lance.
    —    Oh, oui, on s’entendait bien ! (J’avais envie de le sucer ! je manque de peu d’ajouter).
    —    Et vous n’avez pas du tout suivi le même parcours par la suite…
    —    Chacun suit le parcours qui se présente à lui…
    —    Ça ne te manque pas d’avoir une femme et des gosses ?
    Là, trop c’est trop. Il faut que ça cesse.
    —    Ecoute, Tata, je ne veux pas gâcher la soirée, mais il faut que je te dise un truc, une fois pour toutes.
    —    Quoi donc ?
    —    Voilà, tata, les nanas et les gosses, c’est pas pour moi. Moi, ce que j’aime, ce sont les mecs. Je suis gay, ok ? Et c’est pas la peine non plus de me comparer sans cesse à Cédric. J’aime beaucoup mon cousin et, si tu veux tout savoir, plus jeune je le trouvais vraiment mignon. Mais il a sa vie, qu’il a certainement mieux réussi que moi la mienne, surtout si ça te fait plaisir de le penser. Mais moi j’ai une vie aussi, et j’en suis content. J’ai mon travail, j’ai mes occupations, et j’aime le garçon avec qui je suis en ce moment.
    —    Ça, c’est fait, lance Papa sur un ton enjoué. Et maintenant on peut passer au dessert ?
    Papa ne cessera jamais de me surprendre.
    —    Décidemment, on ne s’ennuie jamais aux réveillons chez Tonton, fait Elodie, ma cousine, morte de rire, alors que je l’ai vue, un instant plus tôt, lever discrètement vers moi un petit pouce de soutien.

    Après cette petite mise au point, la soirée se poursuit sans accrocs. Tata ne revient pas sur le sujet « Cédric », elle se fait beaucoup plus discrète, elle évite mon regard. Quant à Galaak, sa présence – son regard mendiant quelques bribes de notre repas, son museau stratégiquement posé sur la cuisse des uns et des autres – est suffisante pour mettre de l’animation.

    Ce soir, Anthony m’appelle peu après minuit pour me souhaiter « Joyeux Noël ». Il n’est que 18 heures chez lui, mais il a voulu marquer le coup. Il se prépare à fêter ça avec la famille de son grand frère. Ça me fait du bien de l’entendre et de le voir, mais son image dans l’écran de mon téléphone me donne la mesure d’à quel point il me manque, d’à quel point la distance est là, et le partage absent, ce partage qui est la fondation des sentiments et des liens entre les Êtres. Ce partage et cette présence qui sont le seul remède contre la solitude.
    La solitude qui, elle, est un préalable à la nostalgie.

    Toulouse, le lundi 25 décembre, 2 h 41.

    La nostalgie. Je l’ai entendue gronder de plus en plus fort, de plus en plus inexorable, à l’approche des douze coups de minuit. Mais entre une coupe de vin blanc et une conversation avec ma cousine, j’ai réussi à ne pas me laisser happer. Elle était bien là, comme une ombre menaçante, mais je pouvais lui tourner le dos et essayer de l’ignorer.
    Mais cette nuit, dans mon lit, sans défense, elle revient et elle s’abat sur moi avec la violence brutale d’un orage d’été qui a longuement grondé au loin.
    Je suis happé par la nostalgie de CE Noël, celui d’il y a tant d’années déjà, le plus beau Noël de ma vie. Un Noël comme un conte de féé, un Noël dont le scénario vaut, à mes yeux, mieux que ceux de tous les téléfilms qui envahissent les chaînes de télé à cette période de l’année. J’ai la nostalgie de ce Noël où Jérém est venu me chercher chez mes parents, où il m’a amené à l’hôtel, où il m’a fait l’amour pendant toute la nuit. J’ai la nostalgie de ce réveil du lendemain sous la neige, de notre escapade improvisée et un peu folle vers Campan.
    Oui, cette nuit, la tristesse et la nostalgie m’empêchent de trouver le sommeil. Mais un autre sentiment vient se greffer et aggraver mon insomnie. Ce sentiment, c’est la culpabilité.
    Au fond de moi, je m’en veux de ressentir cette nostalgie pour un garçon que je n’ai pas vu depuis dix ans, pour une histoire déjà lointaine. Et, surtout, je m’en veux de ressentir cette nostalgie alors que l’adorable garçon au blouson bleu fait désormais partie de ma vie.
    Pendant les deux semaines heureuses que j’ai passées avec Anthony, ce passé était toujours présent mais de plus en plus loin, comme la lumière d’une étoile, ou celle de la Lune elle-même, complètement effacée par l’éclat intense du jour. Mais maintenant que le « jour » a changé de continent, la « nuit » qu’il a laissée dans ma vie me rappelle les fantômes jamais partis.
    Je m’en veux, car ce petit mec ne mérite pas ça. Je crois qu’il est sincèrement amoureux de moi, et je crois que je le suis aussi. Je crois que nous avons tout pour être heureux, et que ce garçon mérite bien que je l’attende pendant un an.
    Mais je ne peux rien y faire. La solitude est là, la nostalgie vient, et je n’arrive plus à la faire partir.
    Je voudrais le pouvoir. Je voudrais ne pas culpabiliser d’être à nouveaux heureux, je voudrais ne pas avoir peur que le bonheur présent me fasse oublier le bonheur passé.
    Je voudrais pouvoir penser à Jérém, à notre histoire, et à notre séparation, de façon apaisée. Mais à chaque fois que j’y pense, tout remonte en moi, la joie de cette période de ma vie, son sourire, le plaisir, la tendresse, le bonheur, notre complicité. Je n’arrive toujours pas à penser à Jérém sans me dire que notre séparation a été un effroyable gâchis. Le fait est que trop de questions sans réponse subsistent autour de notre séparation, et qu’elles me hantent toujours.
    Je voudrais avoir Anthony avec moi, ou l’avoir en visio H24, pour que sa présence tienne mes démons à distance.


    Martres Tolosane, le jeudi 28 décembre 2017.

    La nostalgie. Elle me poursuit tout le long de la période de Noël. D’autant plus que j’attends un coup de fil de la part de Charlène. Un coup de fil qui pourrait déboucher sur des retrouvailles à l’occasion desquelles je suis susceptible d’apprendre des choses elles-mêmes susceptibles d’entraîner encore plus de nostalgie.
    A partir du jour de Noël, accablé par une mélancolie persistante, je commence à redouter ce coup de fil. Une partie de moi n’a pas vraiment envie de savoir des choses sur Jérém, ne veut pas remuer le passé, ne veut pas avoir encore mal. Une partie de moi espère que Charlène ne tienne pas parole, qu’elle m’oublie. Cette partie de moi a envie d’éviter ces retrouvailles, d’inventer un empêchement, une grippe très opportuniste, de donner forfait, le cas échéant.
    Mais une autre partie a besoin de savoir, de remplir les lignes vides, et de mettre le mon « FIN » à cette histoire, préalable pour qu’une nouvelle soit bâtie sur des fondations solides.
    Mais Charlène n’oublie pas, et Charlène tient parole. Son coup de fil arrive au beau milieu de la semaine entre Noël et le jour de l’An.

    —    Désolé ne pas t’avoir appelé plus tôt, mais j’étais en déplacement, elle s’excuse.
    —    C’est pas grave…
    —    Ecoute, pourquoi tu ne viendrais pas pour le réveillon du 31 ?
    —    A moins que tu aies déjà prévu quelque chose de ton côté… elle tempère, devant mon silence, qui en réalité est surtout stupeur, car je ne m’attendais pas à ce genre d’invitation.
    Il y a également dans mon hésitation la peur de faire quelque chose qui ne serait pas vraiment correct vis-à-vis d’Anthony. Mais est-ce que revoir les amis communs de son ex qui habite désormais à l’autre bout de la Terre et que je n’ai pas vu depuis dix ans peut être considéré comme un manque de respect ? Est-ce qu’aller chercher des réponses aux questions qui n’en ont pas eues est un manque de respect ?
    Et puis, je m’étais dit jusque-là que je ne voulais pas y aller, que je ne voulais pas savoir.
    Il est clair que si Anthony était là, je ne pourrais pas envisager cela. En même temps, cela était prévu avant qu’Anthony rentre dans ma vie. En même temps, j’ai vraiment besoin de savoir.
    —    Non, je n’ai rien prévu… je finis par lâcher, sans vraiment savoir comment je vais présenter ça à Anthony.
    —    Bah, alors, viens. Et si tu as quelqu’un, tu peux l’amener.
    —    J’ai quelqu’un… je lui glisse, mais il ne sera pas avec moi pour le réveillon.


    Campan, le dimanche 31 décembre 2017.

    J’ai fini par raconter à Anthony qu’à l’occasion du réveillon du 31 j’allais retrouver des amis dans les Pyrénées chez qui j’allais faire du cheval plus jeune. C’est un demi-mensonge, certes.
    Les retrouvailles avec les cavaliers sont toujours aussi joyeuses. Et plus affectueuses encore que d’habitude, puisque depuis la dernière fois où je les ai vus, plus de dix ans se sont écoulées.
    Et dix ans, ce n’est pas rien. A priori, tous les cavaliers que j’ai connus sont encore de ce monde. Mais les années passent, c’est flagrant. Les silhouettes se sont alourdies pour certains. Les visages ont changé. Les cheveux ont grisonné, voire blanchi, pour à peu près tout le monde, sauf pour celles qui font des couleurs. Même le local du relais a pris un sacré coup de vieux. D’ailleurs, des travaux de rafraîchissement sont prévus au printemps. Dommage qu’on ne puisse rénover aussi facilement les gens que les bâtisses.
    Pendant ces dix ans, certains ont dû renoncer à partager des balades avec leur monture « historique », celle que je leur avais connue lors de ma première venue. D’autres ont dû se résoudre à contre cœur à mettre à la retraite un compagnon de cent randonnées, pour reprendre une monture plus jeune, et entamer ce long processus de création de ce lien privilégié que lie le cavalier et son cheval.
    Certains cavaliers regrettent de plus pouvoir monter, à cause d’un corps qui ne suit plus les élans de l’âme qui, eux, demeurent intacts. D’autres ont vu leurs compagnons à quatre fers dépérir et partir. D’ailleurs, ça a été le cas pour Bille, le premier poney de Jérém. Quant à Tzigane, Charlène m’annonce qu’elle ne passerait peut-être pas l’hiver. Pour Unico et Tequila, le temps de la retraite a sonné depuis quelques années déjà.
    Ça fait déjà quinze ans déjà. Quinze ans que j’ai randonné avec Jérém dans les bois de Campan.
    Par ailleurs, certaines amitiés se sont relâchées, certains anciens membres ont quitté l’asso. Certains des couples que j’avais croisés se sont séparés, d’autres ont déménagé aux quatre coins de l’Occitanie. Certains ont eu des pépins de santé graves, certains sont en train d’essayer de les régler en ce moment même, ce qui explique leur absence à ce réveillon.
    De nouveaux sont arrivés, et ils ont l’air de s’être bien intégrés au noyau historique. Noyau historique dont les seuls « survivants » sont Charlène, Carine et Jean-Paul, Daniel et Lola.
    Oui, depuis dix ans l’asso de cavaliers a fait peau neuve. Elle a perdu certains de ses piliers historiques, mais elle a accueilli de jeunes pousses qui seront les piliers de demain. L’asso de 2017 ne ressemble plus du tout à celle de 2001, ni même à celle d’il y a dix ans, mais l’esprit de partage, de bonne humeur, de bonne franquette, de complicité, d’amitié demeure. La bienveillance survit à ceux qui la dispensent.
    La bonne humeur de Jean-Paul et la guitare joyeuse de Daniel rendent ce moment fort en émotion.

    Campan, le lundi 1er janvier 2018, 2h23.

    A deux heures après minuit, après avoir aidé à ranger le relais, je me retrouve chez Charlène, devant le feu de cheminée. Dehors, il neige, et le crépitement du feu dégage un je-ne-sais-quoi de particulièrement réconfortant. Une tasse de chocolat chaud entre les mains, j’écoute Charlène me raconter le parcours des différents membres de l’asso depuis dix ans. C’est un instant d’une douceur exquise.
    Je l’écoute parler longuement, jusqu’à épuiser le sujet, jusqu’à que les silences dans son récit commencent à m’apparaître comme autant des perches tendues afin que je puisse enfin poser la ou les questions qui me brûlent les lèvres. Oui, elles me brûlent les lèvres, mais elles ne sortent pas.
    Je crois que Charlène sait que je suis venu pour savoir, et je crois qu’elle sait aussi que j’ai peur de savoir.
    C’est donc elle qui bâtit carrément le pont pour me faire traverser l’immense rivière de mes craintes.
    —    Alors, tu as quelqu’un ? elle me questionne à un moment.
    —    Oui, depuis deux semaines.
    —    Comment il s’appelle ?
    —    Il s’appelle Anthony.
    —    Et ça se passe bien ?
    —    Ça a l’air. Ce garçon est vraiment adorable. Et si tu voyais comment il est mignon !
    —    Pourquoi il n’est pas avec toi ?
    —    Il est dessinateur et il est parti à New York pendant un an pour se perfectionner.
    —    Il a fait un bon choix. Là-bas, il va pouvoir faire ses preuves.
    —    Oui, je pense…
    —    Il te manque ?
    —    Beaucoup.
    Le silence se fait autour des gorgées de chocolat que nous savourons lentement. Et c’est là que je trouve le courage de me lancer.
    —    Et Jérém ?
    J’ai l’impression de m’être lancé dans le vide sans parachute. Je vais me fracasser au sol, je ne vais pas survivre à l’impact. Pourquoi j’ai fait ça ?
    —    Jérém est toujours en Australie…
    —    J’imagine. Mais qu’est-ce qu’il devient ?
    —    Tu es vraiment prêt pour ça, Nico ?
    —    Il faut bien que je le sois un jour.
    —    On peut ne jamais l’être…
    —    Je n’en peux plus de me protéger, je pense que si je veux aller de l’avant, j’ai besoin de savoir.
    —    Je l’ai eu au téléphone cet été, elle m’annonce, après un petit moment d’hésitation.
    —    Ça faisait un moment qu’il boudait dans son coin. Mais là, je l’ai trouvé bien.
    La chute me donne des frissons, le vent me décoiffe, mais je tiens le coup pour l’instant.
    —    Qu’est-ce qu’il fait, là-bas ?
    —    Il travaille dans une boîte qui vend des équipements de surf, si j’ai bien compris…
    —    Et il fait du surf ?
    —    Je crois…
    Je sens que je tombe de plus en plus vite, j’ai l’impression que je ne peux plus respirer. Mais je serre les dents, de toute façon, je n’ai plus le choix, je ne peux plus revenir en arrière. Alors, je regarde tout droit en direction du sol qui approche à vitesse grand V, je tente de prendre une grande respiration, et je demande :
    —    Et… il a quelqu’un… dans sa vie ?
    —    Oui, elle assène avec une simplicité désarmante.
    Je vois le sol approcher, et je réalise que je ne vais pas survivre à l’impact.
    —    Il s’appelle Ewan, elle ajoute.
    J’ai l’impression que mes poumons sont en train de brûler à cause de la vitesse de la chute et que je ne peux plus respirer.
    —    Depuis longtemps ?
    —    Depuis ce printemps…
    Et là, elle me raconte ce que Jérém lui a confié pas plus tard que cet été. Sa souffrance et sa longue traversée du désert après l’arrêt brutal du rugby, de la belle vie, et de ses rêves. L’humiliation qu’a été pour lui l’agression parisienne, lorsqu’il s’était senti impuissant à assurer sa propre défense et la mienne, avant de l’exposer à au outing forcé. La nouvelle humiliation qu’avait été pour lui la publication de ces photos avec Rodney qui avaient inondé la presse il y a quelques années. Sa descente aux enfers après le départ de Rodney et son retour en Angleterre.
    Et elle me parle également de ce voyage de Jérém en France, en 2013, après le départ de Rodney. Et là, au détour d’une phrase, elle me glisse :
    —    J’ai toujours pensé qu’il était venu surtout pour te retrouver.
    Soudain, je ressens une sorte de vertige. Je réalise que ma chute s’est arrêtée, et que je flotte au-dessus du sol. Je suis bouleversé par la chute. Je crois que j’aurais préféré aller à l’impact, et ne plus rien ressentir, rien au lieu de cette douleur atroce qui me transperce comme une lame plantée en plein ventre.
    —    Tu crois ? je finis par lui demander, comme pour m’assurer d’avoir bien compris.
    —    J’en suis persuadée.
    —    Et pourquoi il ne l’a pas fait ???
    —    Parce son élan est retombé quand il a réalisé le mal qu’il t’avait fait. Tu sais, même quand il était avec Rodney, il n’a jamais cessé de prendre de tes nouvelles. Et il était triste d’apprendre que tu n’allais pas bien. Quand il est venu en 2013, il a beaucoup hésité. Et il a fini par penser que sa démarche était égoïste, car il était venu te retrouver parce que Rodney était parti…
    —    Il aurait dû venir me voir !
    —    En fait, je pense qu’il a surtout réalisé qu’il n’allait pas bien, et qu’il ne voulait pas que tu aies encore à supporter ses démons. Il a voulu t’épargner son mal-être. Il s’est dit qu’il t’avait déjà fait trop de mal, que tu en avais assez bavé. Alors il n’a pas osé venir te voir. Il ne m’en a jamais parlé explicitement, mais je pense que je le connais assez pour ne pas trop me tromper…
    —    Si seulement j’avais su qu’il était là ! je me désespère.
    —    Je lui ai dit, Nico, ce n’est pas faute de lui avoir dit et répété ! Je lui ai dit, va le voir, ça ne coute rien ! Si vous vous aimez toujours, et je suis certaine que c’est le cas, vous reprendrez là où vous vous êtes laissés. Mais il était trop mal, il était trop déçu de lui-même, et il s’est dégonflé. Il se voyait comme un looser et il ne voulait pas que tu le voies comme ça. Jérém a eu peur de ton regard. Il a eu peur que tu le rejettes. Et ça, il n’aurait pas supporté.
    —    Je l’aurais aimé quoi qu’il soit devenu !
    —    Je sais…
    —    Pourquoi tu ne m’as pas prévenu, Charlène ? je pleure.
    —    Il n’a pas voulu, on s’est même accrochés à ce sujet. Et il est reparti le lendemain.

    De cette rencontre avec Charlène, j’espérais obtenir des réponses, de l’apaisement, tout autant que je redoutais d’apprendre des choses capables de mettre à mal mon fragile équilibre miné par la nostalgie. Les rencontres ne se passent jamais comme nous les avons imaginées.
    J’avais anticipé qu’il puisse avoir retrouvé quelqu’un, et je m’étais (presque) préparé à cette éventualité. Mais je n’avais pas anticipé cet immense gâchis de sa venue en France en 2013.
    Une nouvelle blessure déchire désormais mon esprit. En écoutant le récit de Charlène, je réalise enfin à quel point nous nous sommes ratés. Complètement ratés.
    Et désormais, c’est foutu. Nous sommes chacun à un bout de la planète, on ne peut plus loin l’un de l’autre, chacun de nous deux en couple avec un autre garçon. Désormais, nous ne nous retrouverons plus jamais. Si seulement j’avais su, si seulement il avait osé !
    Quel gâchis, quel horrible, insupportable gâchis ! J’ai envie de pleurer ! J’ai envie de hurler !
    Aurions-nous pu nous retrouver ? Ou bien ça aurait été une immense déception ? Je ne le saurai jamais !

    Charlène m’a également parlé de la bagarre où Jérém avait tabassé un mec, ce qui lui avait valu quelques jours de garde à vue. Elle m’a raconté des déboires, des errances, des malheurs, de sa honte pour ce qu’il était devenu et qui lui faisait garder ses distances de tous ses amis en France.
    Charlène m’a raconté tant de choses tristes que j’en ai eu mal au ventre.
    Et puis, elle m’a parlé plus en détail de cette rencontre au printemps de cette année qui a été comme une renaissance pour Jérém.

    [Bells Beach, Etat de Victoria, début avril 2017.

    La fin de l’été approche. C’est à cette époque que sur cette plage se tient l’une des compétitions de surfs les plus renommées au monde.
    Tu ne t’es jamais encore essayé au surf, mais tu es venu par curiosité.
    Et il est là. Tu le regardes sortir de l’eau après une prestation assez impressionnante. Il ouvre sa combinaison, tu croises son regard et son sourire te foudroie.
    Il y a trop de monde sur la plage, vous vous contentez de vous apprivoiser à distance.
    Puis, le soir, autour du feu allumé sur la plage et de la grande fête organisée par le sponsor, vous vous retrouvez. Ses cheveux blonds en bataille, son visage viril et son regard doux, son corps solide, sa peau bronzée, te font vraiment craquer.
    Tu vas avoir 36 ans, il vient tout juste d’en avoir 24.
    Depuis tes errances et tes déboires, tu as perdu un peu de ta superbe. Mais dans ta tête, tu as l’impression d’avoir perdu beaucoup de ta superbe. Alors, qu’un si jeune et beau mec s’intéresse à toi, ça te met du baume au cœur. Son regard te fait du bien, il t’aide à retrouver confiance en toi.
    Mais c’est surtout son sourire qui t’a percuté de plein fouet et qui t’a mis KO. Un sourire qui, soudain, te fait reprendre espoir en l’avenir, et te fait envisager que tu puisses être heureux à nouveau].

    —    Je crois qu’il a trouvé le bon garçon, conclut Charlène, et je crois qu’il est enfin à nouveau heureux. Et ça me fait plaisir de voir que ça en est de même, pour toi…

    Au fond de mon cœur, un abysse sans fond vient de s’ouvrir. Et en regardant dedans, je suis pris par un intense, vertigineux tournis.

    Nous nous sommes ratés.
    Nous nous sommes ratés.
    Nous nous sommes ratés.
    Nous nous sommes ratés.
    Et comment, nous nous sommes ratés !

    Je n’arrête pas à penser à cela, à ce terrible, insupportable gâchis. Ça tourne en boucle, ça devient obsessionnel, j’ai l’impression que ma tête va exploser. Je n’arrive pas à réaliser, je n’arrive pas à accepter que nous nous soyons ratés à ce point.
    Je repense à la scène finale, l’« Epilogue » de ce film que j’ai vu avec Anthony. Sur le coup, je m’étais dit que cette scène faisait écho à la fin de mon histoire avec Jérém. Après les mots de Charlène, je réalise à quel point j’avais sous-estimé le parallèle.



    Je revois comme dans un kaléidoscope les souvenirs du temps heureux.
    Son sourire le premier jour du lycée.
    La première fois où je l’ai vu nu sous la douche dans les vestiaires du lycée.
    La première « révision », la première fois où je l’ai sucé.
    Le bonheur de le retrouver à son appart pour coucher avec lui encore et encore.
    Nos retrouvailles sous la Halle de Campan.
    Moi, dans ses bras, sur la butte devant la grande cascade de Gavarnie.
    Le premier « Je t’aime » qu’il m’avait glissé, à minuit pile, le soir du réveillon d’il y a bien des années déjà, dans la petite maison en pierre au pied de la montagne.
    Le soir où il a débarqué à Bordeaux par surprise pour fêter mon anniversaire.
    Le réveillon de Noël où il était venu me chercher chez mes parents.
    Nos voyages en Italie, en Islande, au Québec.
    Nos retrouvailles à Biarritz.
    Jérém heureux, souriant, amoureux.
    Non, Mia et Sébastien ne se remettront pas ensemble, leur séparation est définitive et irrémédiable, la vie les a trop éloignés. Tout comme Jérém et moi.

    J’ai longtemps cru que Jérém et moi nous retrouverions, que le destin nous réunirait un jour. C’était une promesse que j’avais cru lire dans ses yeux émus lors de cette belle soirée d'été d’il y a dix ans, la dernière que nous avions passée ensemble à Toulouse après son premier retour d’Australie. En fait, ce n’était peut-être qu’une illusion, une chimère dont j’avais besoin pour amortir le choc de mon cœur au moment de nous quitter, après avoir fait l’amour une dernière fois.
    C’est une illusion que j’ai serrée contre moi pendant dix ans.
    Mais je sais désormais qu’il est temps de se débarrasser de cette illusion, et de régler les derniers comptes avec le passé.
    J’ai essayé d’en vouloir à Jérém pour le fait d’avoir pris sa liberté si facilement après avoir reçu ma bénédiction. Je n’ai pas réussi. Car, au fond de moi, je suis heureux d’avoir, dans une certaine mesure, contribué à lui offrir quelques belles années de rugby supplémentaires.
    J’ai essayé de lui en vouloir pour m’avoir promis de ne pas m’oublier, et de l’avoir fait, si vite, dans les bras de Rodney. Je n’ai pas réussi non plus.
    Car, au fond, c’est à moi-même que j’en ai voulu. Je m’en suis voulu de ne pas avoir su trouver les mots qui auraient pu l’apaiser, ce petit rien qui aurait pu le retenir.
    Il m’a fallu longtemps pour comprendre que ces mots n’existaient pas, et que ce petit rien était en réalité un immense tout qui n’était pas à ma portée à cet instant.


    Dimanche 31 décembre 2017, 4h18.

    Cette nuit, j’ai encore des tas de questions à poser à Charlène au sujet de Jérém. Mais je n’en ai plus le courage, la force d’en entendre davantage. Cette nuit, j’en ai eu ma dose.
    Après ce que je viens d’apprendre, notamment au sujet du grand raté de son voyage en France après sa séparation d’après Rodney, après avoir appris l’existence d’Ewan, je sais désormais que nos planètes nous séparaient irrémédiablement. Et tout ce que je pourrais apprendre de plus ne ferait que me montrer un peu plus l’étendue de la catastrophe, de l’immense gâchis. Alors, à quoi bon continuer à me torturer ?

    J’ai été triste d’apprendre à quel point ces dernières années ont été difficiles pour lui. Je suis triste, révolté, assommé par la découverte du fait que nous aurions peut-être pu nous retrouver en 2013, mais que le destin en a décidé autrement. Je suis heureux qu’il ait trouvé un garçon qui l’ait remis sur des bons rails. Je me surprends à pleurer à chaudes larmes mon déchirement, tout en étant heureux pour son bonheur, même s’il se passe loin de moi. J’ai l’impression que dans ma tête et dans mon cœur, c’est tout et son contraire. Comme dans ces journées bizarres où il fait soleil et il pleut en même temps.

    Cette nuit, j’ai compris qu’avec Jérém tout est dit, tout est joué.



    Cette nuit, j’ai compris qu’il n’y aurait pas de suite à Jérém&Nico.


    Campan, le lundi 1er janvier 2018, 15h00.

    Le lendemain du réveillon de la nouvelle année, je suis tellement bouleversé par ce que m’a appris Charlène que j’ai du mal à faire bonne figure avec Anthony.
    —    Tu es sûr que ça va ? s’inquiète le petit mec en détectant ma tête de chiffon mal essoré, même à plusieurs milliers de bornes de distance, même d’après une qualité d’image très médiocre.
    —    Ça va, ça va, j’ai juste pas dormi, je mens.
    —    On dirait que tu as pleuré…
    —    J’ai des allergies…


    Martres Tolosane, janvier 2018.

    Lorsque j’ai commencé à écrire sur ma relation avec Jérém, je n’avais pas de but précis. J’ai commencé par ébaucher des notes lors des moments difficiles, des notes au sujet des moments heureux, pour garder espoir. Au début, ce n’était qu’une sorte de journal intime, quelques lignes, des petits textes en vrac griffonnés dans un carnet, puis dans des fichiers dans mon ordinateur.
    Après notre séparation, je m’y suis remis avec plus d’assiduité. Pour ne pas oublier, pour qu’il reste une trace de notre bonheur, pour que les mots en soient les témoins immémoriaux.
    J’ai alors repris mes notes en vrac et j’ai entrepris de les organiser. Au fil de l’écriture, la passion pour les mots s’est emparée de moi et est devenue peu à peu un fleuve rugissant qui a tout emporté tout sur son passage. Elle a occupé mes soirées, mes nuits, mes week-ends, mes solitudes.
    Elle m’a offert un bonheur intense. Lorsque j’écris, je suis dans une bulle où je ne vois pas le temps passer. Parfois, lorsque la fatigue me saisit, je regarde l’heure et je réalise qu’il est déjà deux heures du matin. Pas très judicieux, en sachant que je travaille le lendemain. Mais je ne peux rien y faire. L’écriture m’accapare à 100%.
    Plus je tape sur mon clavier, plus ça me prend aux tripes. L’écriture a été ma thérapie, mon « power-point » grâce auquel j’ai pu regarder l’ensemble de mon histoire avec Jérém. J’en avais besoin pour tenter de comprendre. Ou, du moins, pour me faire une raison.
    Avec Charlène, j’ai eu quelques réponses à mes questions. D’autres restent en suspens. Mais à quoi bon chercher toutes les réponses, remuer le passé sans cesse ? On peut se perdre dans cette recherche, en cherchant à tout comprendre, à tout décortiquer, et on court le risque de vivre une vie tout entière « dans le rétroviseur ».
    Tant pis, le tableau restera à tout jamais inachevé, et je vais devoir apprendre à vivre sans ces réponses. Parfois, dans la vie, on ne sait pas toujours tout. Et c’est peut-être mieux ainsi.
    Je crois que je vais désormais me laisser porter par la vie, découvrir et apprécier ce qu’elle me réserve. Je crois que je suis enfin prêt à laisser le passé au passé et à vivre le présent en essayant d’en profiter du mieux que je peux.
    Et mon présent, c’est Anthony. Avec Anthony, ma vie a repris de nouvelles couleurs, de nouvelles saveurs. C’est plus facile de tourner une page du passé, de chasser la tristesse, d’apaiser la mélancolie, lorsqu’un nouveau bonheur illumine notre existence.
    Le petit Anthony est un cadeau du ciel, et je me dois de le respecter, de le choyer, et de tout faire pour être à la hauteur de son amour.
    Il me tarde de le revoir, mon beau petit artiste !


    Martres Tolosane, le samedi 27 janvier 2018, 4h18.

    Cette nuit, j’ai veillé très tard. Car j’avais un rendez-vous important avec l’Écriture. Je savais que cela arriverait ce soir, cette nuit. La fin de mon premier « voyage » avec l’écriture.
    Qui sait, peut-être qu’elle me réserve d’autres belles aventures.
    Dans quelques mois, je vais retrouver Anthony à New York. Il faut donner une chance à la vie de nous apporter du bonheur.
    Il faut vivre pour aimer, ce qui nous donnera des choses dont nous nous souviendrons. Et puis, nous serons là pour les raconter.

    Living for love



    Something to remember



    Live to tell




    Oui, cette nuit, j’ai écrit le dernier chapitre de l’histoire de « Jérém&Nico ».
    Et j’ai aussitôt « commencé » à en écrire une autre. Avant d’aller me coucher, j’ai réservé un billet d’avion pour New York.


    Blagnac, dimanche 11 mars 2018, 7h55.

    Devant le tableau d’affichage, je cherche mon vol. Le voilà, perdu entre des dizaines d’autres départs. Il est toujours prévu à l’heure.  La porte d’embarquement vient d’être affichée, c’est la 46. Je parcours l’immense hall pour rejoindre les autres voyageurs avec lesquels je vais partager de nombreuses heures de vol.
    Un frisson me saisit lorsque je réalise que, dans une heure à peine, je serai dans les airs. Un frisson encore plus grand me secoue de fond en comble en essayant d’imaginer les retrouvailles au bout de mon voyage. Des retrouvailles qui sont devenues une évidence, une urgence, une nécessité.


    Cher lecteur, tu viens de lire le dernier épisode de la saison 4 de Jérém&Nico.


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